La mémoire est volatile. Plus le temps avance, plus l'on fait de la place dans son disque dur crânien. On fige des moments. On réécrit l'histoire. Je croyais me souvenir de la musique du Cohelmec Ensemble (pour Cohen Elbaz Méchali), et puis voilà, j'écoute les trois albums que Le Souffle Continu vient de rééditer en vinyle et se dévoilent soudain des coins obscurs de mon ciboulot. J'entendais un free jazz français interprétés par des gars sympas, c'était ce qui me restait, et puis je découvre une musique très structurée qui emprunte aussi à la pop de l'époque, à Zappa, au classique... En fait, cela dépend des disques. Le plus récent, double enregistré le 5 octobre 1974 au Théâtre de l'Est Parisien a les travers que je craignais, mais les deux précédents, Hippotigris Zebra Zebra et Next me surprennent par leur architecture complexe, la richesse des timbres, la variété des influences, la fraîcheur et l'invention. Le premier date de 1969, le second de 1971. J'ai probablement joué avec le saxophoniste Jean Cohen et le clarinettiste-flûtiste Evan Chandlee dans des jams où nous étions nombreux sur scène, souvenirs humains plus que musicaux. La section rythmique des frères Méchali, François à la contrebasse et Jean-Louis à la batterie ou au vibraphone, était fameuse.
Dominique Elbaz, au piano à leurs débuts mais dont je ne me souviens pas pour les avoir découverts un peu plus tard, fut ensuite remplacé par le guitariste Joseph Déjean. Sa mort dans un accident de voiture en 1976 nous fit perdre un musicien exceptionnel. J'avais été très impressionné lorsqu'il avait rejoint Michel Portal dans l'orchestre où m'avait traîné Bernard Lubat. Ce fut un drame terrible, il allait indubitablement manquer une voix dans la nouvelle musique française. Son jeu très personnel ne ressemblait à aucun autre. Next, mon préféré des trois albums, réfléchit à la fois son époque en rebondissant d'un morceau à l'autre, plein de fantaisie, sans être trop "jazz".


Dans l'album live du Cohelmec, où le trompettiste Jean-François Canape remplace Chandlee, les clichés du free jazz apparaissent, annonçant la face de l'improvisation libre la plus sectaire. J'ai toujours eu l'impression que les Français qui essayaient de jouer "jazz" n'arrivaient jamais à la cheville des Afro-Américains. Leurs velléités ne suffisent pas, il ignorent les causes profondes de la souffrance et de la colère qui l'ont engendré, comme ils ne savent pas que les standards sont des tubes portés par des paroles que chantaient les mamans ! C'est probablement ce que Déjean comprend en arrangeant Colchiques dans les prés. Lorsque le Cohelmec s'affranchit du jazz, ils diffusent une originalité qui annonce les nouvelles musiques européennes. Nombreux jeunes musiciens d'aujourd'hui ne cherchent plus à swinguer comme des Américains, ce qui leur réussit. Ils trouvent leur propre swing, un balancement qui résulte d'un savant mélange entre rock, jazz et musique contemporaine, allant aussi puiser dans leurs propres racines. Le Cohelmec en fait partie !