Rares sont les jours où je ne pense pas à mon copain. 32 ans de collaboration quotidienne, c'est beaucoup plus de temps que je n'en ai passé avec quiconque. Ajoutez les dernières années, empruntes de tristesse, d'abord parce que sa Harley était devenue trop lourde et qu'il était trop paresseux pour se déplacer sans elle, ensuite parce qu'une "bonne âme" avait fait le vide autour de son chevêt. Heureusement il y avait le téléphone dont nous avions été toujours adeptes et Bernard ne s'était jamais départi de son esprit de contradiction. Nous passions le voir de temps en temps. Il déclinait doucement. Sa voix grave de baryton Martin résonne toujours à mon oreille. Et sa pensée raisonne sans que je puisse trouver d'équivalence auprès de mes meilleurs amis. On pouvait parler de tout parce qu'il réfléchissait et que sa culture s'étendait au delà de sa connaissance, à la découverte de nouvelles contrées littéraires ou scientifiques, se pâmant pour les merveilles de la nature. Mais c'est évidemment dans la sphère musicale que Bernard Vitet me manque le plus. Avec qui parlerais-je aujourd'hui de Monk ou Varèse, des Beatles ou Webern, de Colette Magny ou des trompes cenrafricaines, du phonogène universel ou des modes à transposition limitée, de l'image du musicien sur scène ou de la cohérence de notre travail avec notre rôle citoyen, des paradoxes et des contradictions ?


Chaque fois que je travaille sur un nouveau projet je rêve de le lui montrer, sachant qu'il va chercher la petite bête pour m'obliger à me justifier et à préciser ma pensée. J'ai rarement connu autant de bienveillance dans la critique. Nous nous engueulions parfois, mais tombions toujours d'accord avant la fin de la journée. Bernard incarnait à la fois le passé, le présent et l'avenir. Appelons cela Le Grand Jeu. Il avait joué avec Django Reinhardt et Gus Viseur, Eric Dolphy et Albert Ayler, remplacé Miles dans le Quintet de Rêve, joué les chorus de Barbara, Bardot, Montand, Gainsbourg, participé à la première rencontre jazz et électronique avec Parmegiani, fondé le Unit avec Portal, et tant d'autres faits d'armes étonnants comme le premier groupe de free jazz en France avec François Tusques. Nous avions fondé en 1976 avec Francis Gorgé le collectif Un Drame Musical Instantané que je me suis décidé à dissoudre après leurs départs respectifs. Bernard n'évoquait jamais que l'avenir, du moins en ce qui concerne notre art. Il fallait le travailler au corps pour qu'il raconte comment il avait composé le pont de My Way sans le signer ou ses séances avec Diana Ross. Sa nostalgie se focalisait sur Paris, une ville qu'il aimait tant et dont les transformations le contrariaient. Ses derniers mois furent allégés par la lecture amusée d'Alphonse Allais. Mais pendant des années nous avons tiré des plans sur la comète, construit pas mal de fusées et atteint quelques planètes.
Je partage quantité de choses avec mes proches, mais je n'ai jamais retrouvé cette universalité qui n'épargnait aucun sujet. Ce qu'il ignorait, il l'inventait en convoquant le bon sens. Il se moquait d'avoir tort ou raison. L'important était de faire avancer la réflexion. Il est des deuils dont on ne peut se défaire. Nous parlons souvent de lui avec Francis. Bernard aurait été passionné par ce que va devenir la France Insoumise dans les mois qui viennent...

Photos le 13 janvier 2010 à Bagnolet lors d'un dîner avec Benoît Delbecq © JJB / Album de Musicora, Gens de musique, 1999 © Guy Vivien