Dans son nouvel édito de La Revue du Cube, Nils Aziomanoff pose le thème du numéro 12 : "La démocratisation des moyens numériques de conception et de diffusion, associée au développement des dynamiques sociales d’inter créativité, invite chacun à dépasser ses capacités à "faire et être". À l’ère des machines qui pensent et de l’intelligence connective, la création numérique porte en elle les germes d’une révolution sans précédent : celle de l'être créatif au cœur du progrès social, culturel et économique. « Tous créateurs ! », est-ce le nouvel horizon d’une humanité en quête d’élan émancipateur et de sens partagé ?" J'y ai donc répondu comme chaque fois :

Sourire ou pataugeoire ?

Enfant, je voulais inventer plus tard des machines qui ne servent à rien. Était-ce une révolte contre le travail parce que je voyais mes parents s’y esquinter jour et nuit ou bien une fascination pour le mouvement ? Je ne sais pas, mais ma mère avait un tout autre souvenir, elle prétendait que je voulais fabriquer des machines utiles à l’humanité. J’ai réussi ma vie en construisant quantité de machines qui ne servent à rien, mais sont fondamentalement utiles à l’humanité. On appelle cela de l’art.
Adolescents en mai 68, nous portions l’imagination au pouvoir et nous avons œuvré pour que plus de gens aient accès à la création. Il y a, par exemple, vingt fois plus de musiciens en France qu’à l’époque. Cela n’est pas sans poser quantité de problèmes, car s’est développé parallèlement un chômage sans communes mesures avec ce que nous connaissions alors. Les machines étaient censées soulager nos peines et le Nouvel Observateur titrait « La société des loisirs ». Loin de partager le temps gagné, le Capital a choisi de se l’approprier exclusivement en empochant les bénéfices de la mutation. Les actionnaires reçoivent plus de dividendes et les travailleurs continuent à suer sang et eau, même si les chaînes ont changé de matière. Le développement de l’informatique aurait pu aussi libérer les énergies créatives, profiter à toutes les populations ; elle aura surtout servi à délocaliser en allant exploiter de la main d’œuvre à bon marché à l’autre bout de la planète.
Débarrassés du mythe du plein emploi, nous pourrions imaginer dégager du temps pour réfléchir à ce que nous aimons faire. Il paraît que seulement 5% de la population active exerce un emploi coïncidant avec sa passion ! La création pourrait être envisagée sous cet angle d’une liberté retrouvée. Mais il ne faut pas confondre un hobby et la nécessité de s’exprimer comme on crie dans le noir.
Devenir créateur n’est pas un choix. C’est avant tout répondre à une souffrance. Sous-France s’amuseraient Godard ou Lacan. Ne supportant pas le monde tel qu’il est, l’artiste s’en invente de nouveaux. Il plonge dans un imaginaire, parfois utopique et lumineux, parfois sombre et critique, jouant le plus souvent d’une dialectique où les deux se complètent. Selon les un/e/s ou les autres le drame ou la comédie prennent le pas sur l’autre. Il y a d’autres manières de se battre, mais les créateurs sont toujours des initiateurs. L’art appliqué répond à une commande, mais l’origine de son engagement réside dans une démarche personnelle s’adressant à une communauté.
Certaines expressions se conjuguent miraculeusement au pluriel comme la musique, la danse, le cinéma, le multimédia, etc., qui sont des sports d’équipe, mais on peut aussi écrire des romans, peindre ou sculpter à plusieurs. Le partage s’exerce également avec le public, les lecteurs, auditeurs, etc. L’œuvre échappe alors à son créateur. Le regard de chacun/e la transforme et lui donne son sens, une interprétation parfois inattendue.
Adulte, j’ai profité du mariage des arts, des sciences et des technologies qu’évoque Nils Aziosmanoff dans son édito toujours aussi inspirant. Formé au cinématographe (la vidéo n’existait pratiquement pas), l’un des premiers synthésistes en France (les musiciens inaugurèrent les home studios), toujours émoustillé par la moindre invention nouvelle (le multimédia n’est qu’une forme actuelle de l’opéra), je n’ai pourtant pas l’impression d’être différent d’un collègue qui pratiquerait l’art le plus brut. Depuis à peu près le début du siècle précédent les enregistrements avaient permis aux œuvres de voyager sans leurs auteurs. Les outils que nous utilisons ne sont que des jouets entre nos mains. Que le monde se développe ou s’écroule je choisis ceux à ma portée. Je pourrai toujours siffler en me baignant dans une rivière et peindre avec ma merde. De préférence dans l’autre sens, la rivière après la merde !
L’important est de continuer à exercer cette activité critique, l’art représentant le dernier rempart contre la barbarie, et je m’inquiète forcément de l’avenir lorsque je constate que la finance a pris le contrôle total de l’État en plaçant l’un de ses sbires à sa tête en suivant les lois du marketing. Pensée à son inventeur, Edward Bernays, neveu de Freud qui a appliqué les théories psychanalytiques à la manipulation de l’opinion publique ! Les Français se rassureront en pensant que c’est bon de vivre en démocratie. Pourtant mettre une croix dans un carré, ou appuyer sur un bouton, sans comprendre les répercussions que cela aura sur nos vies, n’est qu’une illusion de démocratie, un placébo de civisme aggravé, une mascarade. Très jeune, j’ai donc choisi la création artistique parce que j’avais l’impression que je pourrais changer le monde et prendre la parole puisqu’on ne manquerait pas de m’interroger sur mes motivations à concevoir des choses aussi bizarres. J’en profitai chaque fois, quitte à me retrouver blacklisté à Radio France plus d’une fois dans ma carrière, ou tricard pour avoir défendu les droits d’auteur auprès d’établissements publics !
Récemment nous avons été proches de changer le cours de l’Histoire. Nous avons failli malgré l’extraordinaire travail des militants de la France Insoumise qui se sont d’ailleurs beaucoup appuyés sur les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. Mais le monde glisse inexorablement vers la sixième extinction. Si la vie réserve quantité de surprises, ce ne sont pourtant pas toujours de mauvaises ! Il n’y a pas de mauvais outils, tout dépend de l’usage que l’on en fait. Dans cette photographie, est-ce notre pays qui me sourit ou bien une pataugeoire où se réfléchissent de menaçants nuages ? À chacun et chacune d’entre nous d’en décider.