Début 2001, pour le n°5 du Journal des Allumés du Jazz, je m'étais entretenu avec Pascale Ferran qui venait de terminer un film sur la rencontre en studio de deux musiciens de jazz... Depuis Ferran a réalisé le multiprimé Lady Chatterley en 2006 et le très beau Bird People en 2014.

En filmant avec pudeur la rencontre en studio du duo formé par Sam Rivers (décédé en 2011) et Tony Hymas pour le disque Winter Garden, en adoptant un dispositif rigoureux qui interdit toute digression hors propos, et en saisissant la fragilité de l'acte créatif, la réalisatrice Pascale Ferran, dans Quatre jours à Ocoee, offre à voir une chose rare : elle filme les notes plus encore que ceux qui les jouent. Pascale Ferran nous montre aussi comment il faut composer, lorsque la matière résiste, pour que chacun trouve sa place. Là encore, elle nous révèle ces petits arrangements qui permettent à la vie de continuer...

DISPOSITIF

Au début de Quatre jours à Ocoee, en voyant les techniciens installer le studio, je me suis tout de suite demandé quelle était la part de composition et celle de l'improvisation dans vos films ?

Dans mes films de fiction, il y a évidemment une part de volonté beaucoup plus importante avec une place plus ou moins grande laissée au hasard. Je n'aime pas du tout qu'on change le dialogue. Il n'y a pas d'improvisation sur le texte parce que je pense qu’il y a une musicalité du dialogue à laquelle mes scénaristes et moi travaillons beaucoup. Par contre, il y a toujours des choses qui viennent sur le moment au tournage. Autrement, si tout est programmé d'avance, ce n'est plus tellement la peine de tourner. Pour un documentaire, c'est évidemment autre chose. Au moment du tournage, on ne peut être que dans l'accueil le plus grand possible de ce qui va se passer ; on ne sait pas, par définition, ce que c'est puisque ça n'a pas encore eu lieu. Il y a quand même un endroit de mise en scène, constitué par toutes les questions que l'on s'est posé avant le tournage, longtemps avant ou cinq minutes avant. Par exemple, le lundi, les musiciens étaient censés arriver vers midi, mais mon travail a commencé vers 10 heures du matin, à l'heure où les techniciens entrent dans le studio. Leur travail m'intéressait autant que celui de Sam Rivers et Tony Hymas. Nous avons commencé par regarder un peu l'éclairage de la pièce, et on s'est mis à tourner au moment de l'installation des micros. Quand il y a cinq personnes en jeu, deux musiciens, Gary, l'ingénieur du son, son assistant, et Jean Rochard, le producteur du disque, chaque personne compte énormément, non seulement par le travail qu'elle accomplit, mais aussi par ce qu'elle est humainement. Il me semblait logique de considérer que le travail des séances ne se réduisait pas au moment où les musiciens étaient là, mais plus généralement à tout ce qui se passerait entre le moment où il n'y avait rien et celui où on aurait le matériau pour un disque.

Vous avez tourné à deux caméras ?

Nous n'avons sorti la deuxième caméra qu'au matin du deuxième jour. Ça n'allait pas complètement de soi de tourner directement avec deux caméras, pour la simple raison que je ne l’avais jamais expérimenté. Et puis j'ai un côté "vieille école", je considère comme une valeur le fait de n'avoir qu'une caméra et de choisir au moment du tournage ce que l'on filme, sans filet. Mais pour Quatre jours à Ocoee je me suis aperçu que c'était un peu idiot de raisonner comme ça, tout simplement parce qu'il y avait deux musiciens et qu'il était impossible de gâcher l'étape du montage et ne pas avoir la possibilité, sur les morceaux, d'avoir en même temps tout sur Sam et tout sur Tony. Si je n'ai pas sorti la deuxième caméra le premier jour, c'est aussi parce que je voulais que Katell Djian, la cadreuse, et moi soyons très près l'une de l'autre et puissions ainsi trouver nos marques et communiquer facilement sur le fait d'élargir ou de resserrer le cadre selon ce qui se passait. Il y avait bien sûr le risque que les musiciens jouent quelque chose de magnifique le premier jour et de n'avoir ça que sur une caméra, mais la mise en place me semblait plus importante pour la suite.

Comment était composée votre équipe ?

Notre équipe était constituée de quatre personnes. Nous avions considéré qu'il était primordial de privilégier le son, donc deux d'entre nous en avaient la charge, le perchman dans le studio et l'ingénieur dans la cabine. Ainsi, c'est moi qui ait dû tenir la deuxième caméra lorsque nous l'avons sortie. À partir de là, la communication est donc devenue beaucoup plus difficile entre nous, même si nous ne filmions à deux qu'aux moments où les musiciens enregistraient, et non quand ils étaient dans la cabine pour écouter ou qu'ils répétaient.

HUIS-CLOS

Le premier jour, Sam Rivers ne voit pas la caméra, il vit dans un monde intérieur et s'attribue un peu le rôle de la vedette. Tony Hymas, qui doit réagir à ses humeurs, semble plus embarrassé par la présence de la caméra. La relation qu'ils entretiennent peut-elle être comparée à celle que vous avez avec des acteurs ? Je n'aime pas du tout le mot "vedette". Cela enferme Sam trop vite dans une catégorie. C’est trop réducteur. Je suis sensible à la façon dont cet être humain, qui est dans une situation difficile, se défend, en étant de mauvaise foi, en étant à un moment un peu médiocre humainement, exactement comme on pourrait l'être tous. Ce qui m'a particulièrement émue dans cette aventure, c'est que ça parle de caractères humains assez universels. J'aurais envie de définir cette attitude comme une envie de marquer son territoire, une réaction en même temps humaine et assez animale. À ce moment-là, sans doute parce qu'il a peur que le disque ne se passe pas au mieux, ou de ne pas être à la hauteur, Sam affirme que c'est lui qui est important dans cette histoire, que bien sûr ils sont égaux mais qu’il l’est un peu plus que l'autre. Et Tony, ni en repli sur lui-même ni en surenchère d'ego, fait petit à petit en sorte que tout ça évolue. Le lendemain Sam a dû se dire qu'il avait quand même exagéré. Il est devenu beaucoup plus ouvert et généreux. C'est ce mouvement que je trouve beau.

Y voyez-vous un parallèle avec votre travail avec les comédiens ?

Il est évident que la comparaison des musiciens avec les comédiens m'est apparue très vite, c'est aussi une des raisons qui m'a donné envie de faire le film. J'avais l'impression que ce dispositif extrêmement resserré, sur quatre jours, en huis clos, pouvait permettre de raconter quelque chose qui, pour moi, est à l'œuvre dans toute création collective. À un moment, on ne sait plus si c'est la musique qui est première ou si ce sont les rapports humains qui sont en jeu. Il y a en permanence une interaction entre les deux. Cette beauté alchimique d'un processus artistique collectif me bouleverse. Le fait que le cinéma soit une activité collective a beaucoup compté dans mon choix d’en faire. C'est un dialogue permanent. Il faut arriver à construire un dispositif qui laisse le plus possible la porte ouverte à ces rencontres, à ces fluctuations, à l'apport de chacun. Dans ce sens-là, ce tournage a été une sorte de condensé de ce qui peut se passer sur un tournage de fiction avec des comédiens et une équipe. Une des choses que j'ai trouvée également très belle, c'était de s'apercevoir qu'être ou non regardé est quelque chose qui change tout.

IRIS

Pour les musiciens, il y a un temps pour le jeu et un autre pour l'écoute. Au montage vous jouez du paradoxe temporel en passant de l'un à l'autre dans la même scène. Cela crée un décalage onirique qui a à voir avec l'émotion musicale.

En tournant, je me disais qu'au montage nous aurions tous les droits, ce qui m'a évité de faire des plans en fonction du montage. Ensuite, en montant avec la monteuse, Mathilde Muyard, nous avons essayé que le film soit le récit du processus de création du disque et que ça parle vraiment de l'aventure humaine. Deux êtres humains sous le regard d'un troisième qui sont obligés de s'entendre. Ça parle donc très vite de frères ou de couple. Il y a quelque chose d'amoureux dans tout ça. Chaque fois qu'on avait un morceau de musique filmé intégralement, et que la matière filmique résultante permettait d'en faire quelque chose de bien, nous avons essayé de prendre la bonne prise au son et voir ce que l'on pouvait raconter des relations humaines et du travail y étant lié. Nous voulions que chaque morceau ait vraiment son autonomie, qu'il donne un éclairage différent sur le rapport à la musique. Nous nous sentions très libres, nous avons essayé des choses beaucoup plus folles que ce qui apparaît dans le montage final. L'idée que l'on puisse passer tout d'un coup du présent du morceau en train de s'enregistrer au présent de l'écoute nous a tout de suite intéressés. Nous nous retrouvions alors dans un temps flottant. Nous le faisons pour la première fois dans le film sur Iris, une des nombreuses déesses de l'amour, morceau qui fait se retrouver tout le monde. Sam Rivers est à la flûte. C'est vraiment le morceau réconciliateur. À ce moment-là, on avait l'impression que chacun se disait l'un après l'autre : "Ça y est, on va y arriver !".

En fait, en face du duo de musiciens, il y a un autre duo, celui de la réalisatrice du film et du producteur du disque ?

J'ai été sidérée de l'extrême proximité du travail de réalisateur, tel que je le conçois, et du travail de producteur, tel que Jean l'envisage. Il y a vraiment un regard en miroir entre le disque et le film. Les deux ont un côté work-in-progress. D'ailleurs, une des raisons pour lesquelles j'ai été aussi bien acceptée est que j'avais l'impression que c'était un projet extrêmement pensé de la part de Jean Rochard. Il m'a dit que, pour ce disque-là, ce serait une bonne chose qu'il y ait des témoins. Il y a eu un moment extraordinaire le premier jour. Tony et Sam sont sortis pendant une pause. Ils étaient vraiment en train de s'engueuler. Et Tony a eu cette idée de génie de se réconcilier avec Sam contre l'équipe du film. Alors qu'il vient de s'en prendre plein la tête, il dit à Sam : "C'est quand même difficile d'être filmés alors qu'on est en train de s'engueuler, non ?". Et Sam lui répond : "Tiens, je les avais oubliés ceux-là." Et Tony : "Ah, t'as bien de la chance". Finalement ils s'en vont tous les deux, lentement, très lentement, et ils nous laissent, nous, dans le studio, tout seuls, avec la caméra, le perchman, en nous montrant bien qu'on peut rester si on veut, mais qu'eux, ils partent. Tony a fait là un truc formidable. Dans l'heure qui a suivi, quelque chose a été regagnée entre eux deux. À ce moment-là, nous étions vraiment comme les animaux malades de la peste.

FILMER LE TRAVAIL

Quatre Jours à Ocoee serait un des arrière petits-enfants de Ceux de chez nous de Guitry, où il filme Renoir et Monet en train de peindre, Rodin sculptant, Saint-Saëns conduisant un orchestre... A ce moment-là, il y a un art nouveau qui naît, et Guitry se dit que ces immenses vieillards vont disparaître, et il les filme au travail. Ça parle d'eux, de chacun d'entre nous. Il y a un processus d'identification qui est très original parce qu'il est de l'ordre de l'évocation. Il y a là cette idée que plus on serait évocateur par des expressions artistiques circonlocutoires comme la musique ou la poésie, plus on se rapprocherait des choses, plutôt qu'en les nommant précisément.

Il est vrai que scénariquement, j'ai l'impression d'être tout le temps dans une tentative d'encerclement, de regarder les choses avec un regard diffracté, pour essayer de cerner le centre mais en ne pouvant jamais le regarder frontalement, en étant presque obligée de le regarder par reflet. La stylisation ramène la sensation de vérité.

SUSPENS

Hier, à Guy Le Querrec, pour parler de ses instantanés qui donnent souvent la sensation de voir un mouvement, je citais la phrase d'Eisenstein : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (œuvre morte) mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Qu'est-ce que ça représente pour vous d'avoir la primeur d'une création en train de s'inventer devant vous ?

Ce qui m'a vraiment sidérée pendant ces quatre jours, et qu'on a tout fait pour conserver au montage et au mixage, c'est l'idée de suspens. Je me disais : " Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Est-ce qu'ils vont y arriver ? Comment vont-ils appréhender le prochain morceau ? Comment vont-ils réussir à résoudre tel ou tel problème, à le dépasser ? ". Musicalement et humainement, la sensation dominante était le suspens. Ça tombait bien puisque, pour moi, le cinéma est directement lié au suspens. Le truc le plus difficile était d'être dans une composition dramatique, pour arriver à restituer une forme de vérité de ce qui s'était passé, et en même temps que cette composition ne prenne jamais le pas sur l'impression de suspens et d'urgence. Le fait que souvent ce ne soit pas bien filmé, soit que la caméra n'ait pas été à la bonne place, soit que ce ne soit pas bien cadré parce que nous avions la caméra à l'épaule et qu'au bout d'un moment on n'en pouvait plus, n'est pas gênant parce que ça participe de la sensation d'urgence. Mais ce que j’aimerais surtout dire c’est que le simple fait de pouvoir être pendant quatre jours avec des musiciens de ce talent-là, de pouvoir les regarder travailler, de ne pas être en touriste, d'être là en ayant le droit d'y être, c'était un privilège incroyable.

Post Interviewum
Question à Jean Rochard :


Comment ce projet de filmer est-il né ?

Après Eight Day Journal en 1998, seconde collaboration entre Sam Rivers et Tony Hymas l'un et l'autre avaient émis assez spontanément l’idée de faire quelque chose en duo. J'en ai alors parlé avec Pascale Ferran, dont j’avais énormément aimé les films Petits arrangements avec les morts et L’âge des possibles. Son cinéma me touche beaucoup. Il me renvoie aux endroits précis qui constituent l’engagement, la fragilité et le questionnement que je peux avoir dans la musique. Il m’aide à me rappeler que je suis un être humain, l’état premier qui demeure ma seule boussole pour vivre. De plus je le trouve superbement musical (le moment de reprise de Peau d’âne dans L’âge des possibles est une scène d’anthologie). Il ne s’agissait pas pour Quatre Jours à Ocoee seulement d’un plus documentaire mais aussi de deux choses qui naissaient ensemble et qui s’influençaient mutuellement. On ne voit que rarement les musiciens au travail. Une fois Michel Portal m'a dit : “J'aurais bien aimé voir un petit peu Mozart avec Stadler, comme ça, dans un coin, pour voir comment ils faisaient“. Dans Straight no chaser, il y a un bout de studio avec Monk et Teo Macero, un moment extraordinaire, malheureusement un peu gâché par un bout d'interview de Charlie Rouse en plein milieu. Le fait de voir Monk au travail ne brise pas le mystère mais au contraire, c’est extrêmement libérateur, ça nous rapproche de lui. Le fait de filmer le duo Rivers/Hymas répondait à cette préoccupation à un moment où il y a de sérieux problèmes de transmission et d’usurpation (souvent simplement naïve) ; d’autre part cela aidait à répondre à la question " comment faire un disque de jazz aujourd’hui ?". Je suis allé au montage deux ou trois fois, j’étais épaté de voir qu'au montage d'une scène, si on enlevait un tout petit truc, tout d'un coup les choses se crispaient. Ça m'a paru assez incroyable cette manière de recomposer à ce point pour obtenir aussi précisément ce qu'on avait vécu. Je pense que ça a même pu influencer ma manière de produire des disques ensuite. Bakounine trouvait l'art supérieur à la science parce que par une technique particulière, il ramenait l'abstraction vers la vie. A la première, j'ai été étonné de voir la réaction des musiciens présents, à quel point les musiciens présents se reconnaissaient.

Entretiens réalisés par Jean-Jacques Birgé
avec l’aide de Nicolas Jorio.

→ Pascale Ferran, Quatre Jours à Ocoee, Agat Films
→ Sam Rivers / Tony Hymas, Winter Garden, cd nato, 1999