Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°5 (janvier 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à CharlÉlie, Violeta Ferrer, Daniel Humair, Michael Mantler, Chris Marker, Gérard Miller, Jacques Oger, Werner Penzel, Jean-Philippe Rykiel, Lara Saba "Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?". Témoignages surprenants pour beaucoup !

Les musiques sont parfois légères. On y danse et on y pense. Les images qu’elles suggèrent sont toujours graves. Emotions résistantes à la guerre ou à la misère, images volées qui n’ont jamais pris corps. Cette fois le souvenir est forcé. Les voyants ont allumés. Tout est en place, mieux, à sa place : un concert de jazz, une danseuse espagnole, un film, la photo d’une femme, la mise en scène de la mémoire, deux amours, le cinéma, une contrebasse, la radio, et une sensation, dans le noir.

CharlÉlie, artiste audio-visuel
Sans réfléchir, je dirai que le free jazz fut la première musique rebelle que j'ai jouée. J'avais commencé le piano de manière assez classique à l'âge de sept ans. Je m'ennuyais à déchiffrer ce qu'il fallait savoir, les règles de l'harmonie me paraissaient trop complexes, et mis à part Satie, Debussy, Ravel, disons les nouveaux harmonistes français du début du siècle, je ne trouvais pas grand chose en connexion avec ma vie. Il y avait le rock bien sûr, mais le rock était plutôt social, et je le trouvais très sommaire à cette époque (je parle des années 70), et puis j'ai découvert Archie Shepp, Coltrane, Bobby Few, l'Art Ensemble et toute cette musique débridée qui s'est mise à faire exploser ma cervelle en me donnant le sentiment que tout devenait possible et que la musique c'était plus que du DEVOIR, mais aussi beaucoup de VOULOIR. À cette époque, j'avais 14, 15 ans, je faisais beaucoup de photos et notamment pour le Festival NJP, de la ville de Nancy où j'habitais à l'époque. Images et musique étaient alors liées par le fait. Je faisais des photos au début des concerts, je fonçais sur ma mobylette pour développer les films et faire quelques tirages et je revenais en toute urgence pour les proposer sur le trottoir aux gens qui sortaient ou à ceux qui revenaient pour la deuxième séance, ce qui arrivait parfois. Je me souviens de quelques uns de ces concerts prodigieux (Steve Lacy, Sun Ra, ...), mais un de ceux qui m'a le plus marqué, justement parce que je n'ai pas pu le quitter pour aller développer mes films, fut un concert extraordinaire de Dollar Brand, (qui a choisi de se faire appeler aujourd'hui Abdullah Ibrahim), pianiste sud-africain qui rendait un hommage merveilleux en piano solo, à Duke Ellington sorti en disque sous le titre Ode to Duke, je crois. Ce n'était pas à proprement parler du free jazz, non, mais il y avait dans cette musique toutes les aspirations que la world music développa des années plus tard.
J'allais dire donc que la première image qui me reste, est justement une image abstraite dans ma tête, une vision intense faite de concentration ultime, de joie exaltée et de fascination. Je regardais sa tête rentrée dans ses épaules, le dos rond et pourtant son attitude pleine de noblesse, sa main gauche qui routinait et sa puissante main droite qui inventait des accords qui me restent encore quand je travaille mes arrangements ou quand je compose.
Aujourd'hui la frontière entre le jazz,le rock et le hip hop est beaucoup moins marquée qu'elle ne l'était à l'époque. Les genres se confondent. Moi qui utilise en plus les mots pour exprimer les émotions qui m'étreignent, je laisse se mêler toutes ces influences sans filtre ni censure, pour défendre ma liberté, une liberté que les jazzmen du free m'avaient apprise, comme ce petit mot, petite dédicace que m'avait faite Bobby Few au dos d'une de mes photos : "Music was, Music is and..."

Violeta Ferrer, comédienne
Le passage de la frontière espagnole avait été un choc. Nous rencontrions l'hostilité, l'abandon ou l'indifférence. Après la guerre qui suivit la "nôtre", je vins à Paris. Un soir j'allais au Théâtre des Champs-Élysées voir danser Carmen Amaya. Cette image m'a secouée et me secoue encore. Je me sentais à nouveau espagnole. Ses pieds marquaient les cœurs de rythmes impensables en ces temps de grisaille stricte, comme pour nous souvenir que la couleur n'était pas morte. Ensuite nous nous sommes liées. J'allais la voir partout où elle passait. Elle était dans l'intensité totale. Elle brûlait en permanence. Elle donnait tout et tout le temps.
Le cinéma le plus tocard peut parfois comporter de bouleversants moments, des instants de vérité pure. Ainsi Taranto où dans un épouvantable mélo, la danse de Carmen transforme l'imitation de la vie en passion intacte.

Daniel Humair, peintre, musicien
Pour moi, l'image de musique la plus importante c'est Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle, qui est un film qui avec le temps se révèle quasiment nul, et qui a toujours été sauvé par la musique. Je crois que, dès le départ, la musique y a joué un rôle prépondérant.

Michael Mantler, compositeur, musicien
Je ne suis pas certain de bien comprendre la question, MAIS s'il s'agit d'images ayant trait à la musique - je ne pense PAS qu'aucune ne s'y rapporte, et personnellement je ne pense pas qu'elles le devraient en regard de la musique pure. Bien entendu de nos jours les images sont utilisées de façon obsédantes dans ce monde de musique PLUS images, ce qui s'exprime aujourd'hui le plus évidemment à travers le développement et l'INSISTANCE des vidéos musicales (qui EMPÈCHENT d'écouter de la musique sans qu'une image y soit associée...). Néanmoins, ayant moi-même intégré de nombreuses images dans une production quasi-multi-media (une sorte d'opéra, intitulé THE SCHOOL OF UNDERSTANDING), je dois plaider coupable en reconnaissant en avoir utilisé bon nombre du photographe Sebastião Salgado. L'une des plus émouvantes (PARMI D'AUTRES), et cela répondra probablement à votre question, est reproduite dans le livret de l'enregistrement CD de cette œuvre (sur ECM).

Chris Marker, réalisateur
"Celle qui vous a le plus marqué ?". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?“, "les dix livres dans une île déserte ?", etc.) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) -deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les Saintes Icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan-les-Pins.

Gérard Miller, psychanalyste
Un air de musique et une image (Paris vu du ciel) se promènent dans ma mémoire, associés tous deux à une certaine perplexité. En effet, quand j'étais enfant, et à la différence de ma mère, mon père ne chantait jamais. Il semblait même ne connaître aucune chanson. Seule exception à la règle, il fredonnait parfois ces quelques mots d'une rengaine antédiluvienne : " J'ai deux amours, mon pays et Paris. "
Intrigué, comme on l'imagine aisément, par l'unique phrase de son répertoire, je me la répétais souvent, me demandant ce qui avait bien pu hameçonner ainsi mon géniteur dans cette mélopée. Et Paris, dont j'avais découpé dans je ne sais quel journal une photo aérienne, m'apparaissait comme la plus énigmatique des capitales du monde, car j'entendais non pas "mon pays et Paris", mais "mon pays est Paris".
Si Paris était le premier des deux amours avoués par la chanson, quel était donc le second ? Je ne l'ai jamais su.

Jacques Oger, producteur phonographique
(qui répond à cette question au moment même où sort le film La mécanique des femmes dont la musique est de Jean-François Pauvros). Chacun a ses associations d'images, plus ou moins scabreuses.
À quoi bon s'étendre sur sa propre subjectivité. En revanche, je trouve que les images gravitent de manière trop conventionnelle autour des musiques. Ainsi le cinéma, surtout ces trente dernières années, n'a que très rarement utilisé des musiques qui lui étaient contemporaines. Il se contente de la banale illustration sonore (dans ces cas-là, on cite toujours les poncifs du genre, tels que les couples Hitchcock/Hermann, Fellini/Rota, mais on pourrait parler aussi d'Ellington, utilisé dans certains films, y compris quelques polars français, ainsi Moonlight Fiesta chez Alain Corneau). On reste toujours dans la perspective du divertissement. Il me semble qu'il y a très peu de cinéastes qui ont pensé à des ambiances sonores extrêmes, comme celle d'Alan Splet que l'on entend par exemple dans le film Eraserhead de David Lynch, ou même Howard Shore qui a fait appel à Ornette Coleman pour la musique du film Naked Lunch. Je trouve symptomatique que Godard n'ait jamais employé des musiques un peu plus créatives de son époque. Pourquoi n'a-t-on jamais utilisé la musique de Derek Bailey ? Je ne suis pas trop attiré non plus par l'illustration a posteriori (par exemple Bill Frisell qui s'ingénie à commenter Buster Keaton). En fait, je suis intéressé par autre chose : une globalité images/musique et dans ce cas-là, j'adore la Cellule d'Intervention Metamkine qui fait des choses inédites, uniques et vraiment secouantes.

Werner Penzel, réalisateur
Ce n'est pas si facile de répondre à cette question tant la multitude d'images en musique et de musique en images est écrasante, comme un viol des images par la musique et de la musique par les images - mais c'est aussi difficile de se concentrer sur l'un des nombreux et superbes mariages entre ces deux médias qui existent à un moment et disparaissent l'instant d'après en nous laissant pourtant une très vive émotion au fond du cœur, même si nous en oublions les circonstances, simplement parce que nous avons "entendu" l'image et "vu" la musique comme si elles ne faisaient qu'une...
Il y a une image issue d'un documentaire en noir et blanc sur Charles Mingus, et après que nous l'ayons vu faire ci et ça comme jouer du piano avec sa petite-fille de quatre ou cinq ans il y a l'image d'une rue de New- York avec un camion et une voiture de police, et des gens chargent le piano de Mingus sur le camion avec ses cartons et les affaires de son loft, et je ne me souviens pas pourquoi il a été viré de chez lui mais je le vois debout dans la rue derrière la porte ouverte du camion avec les policiers qui tentent de le convaincre de s'asseoir sur le siège arrière de leur voiture garée derrière le camion, et Mingus se moque de tout cela mais toujours très gentiment, et là un des types sort de l'immeuble avec la basse de Mingus dans les bras et la jette dans le camion comme si c'était une vieux machin, et ce jour d'hiver, l'instrument a l'air d'être désemparé, dépouillé et hurlant sans aucun bruit - il n'y a que l'ambiance de la rue mais je peux jurer que j'entends Mingus jouer de sa basse tandis que je vois le camion quitter la scène...

Jean-Philippe Rykiel, compositeur-arrangeur
Notre rapport à la musique a changé. Elle ne provoque plus en nous d'effet physique. Il y a trop d'informations sonores, de bruit ambiant, il n'y a plus de silence, notre oreille est devenue blasée. Toute la panoplie d'émotions qu'on pouvait lire dans les chroniques musicales d'antan a disparu. Enfant, on est dans un état plus réceptif qui disparaît ensuite progressivement. Lorsque j'étais petit, il y avait une musique qui me faisait peur. C'était la Rhapsodie Hongroise de Liszt. Mes parents m'ont raconté que je l'appelais la vilaine musique, cela faisait certainement plus référence à la peur qu'elle engendrait qu'à la musique elle-même. Je peux l'écouter aujourd'hui avec grand plaisir. Ce n'est pas directement une image, plutôt une sensation.

Lara Saba, réalisatrice
Une petite radio, une seule fréquence, juste le temps que les geôliers la découvrent. Un chant angélique, les mots d'un poète qu'ils aiment. La voix de Majida El-Roumi les transporte. Ce sont des prisonniers politiques, ils rêvent, ils pleurent. Une prison en plein désert, du sable et du sel. Interdictions, privations, humiliations. C'est un poète communiste. Deux, cinq, quatorze ans. A peine quelques visites. Pas de quoi écrire. Entre deux séances de torture, dans les élucubrations de la douleur, la cellule, utérus de la mère, ultime désir. La poésie naît d'elle- même, comme une jouissance qu'on a retenue depuis des années, pour en souiller une feuille blanche, amante brûlée par le feu du désir, enfin. De plus loin encore, une atroce symphonie de la douleur, j'avais onze ans, mon cousin kidnappé depuis cinq ans, torturé, rendu mourant, on l'a installé dans ma chambre, je dormais dans une autre, toujours dormi dans une autre depuis. Pendant deux semaines, dans ses cris d'agonisant, tous les maux de la torture resurgis. La chaise allemande, les jets d'eau froide, la chaise électrique... On devinait au timbre et au tempo. Musique de la souffrance, mais aussi de la résistance. De l'amour aussi. Les larmes silencieuses de l'amante chaste, par la force des choses, avaient, elles aussi, une musicalité transcendant la souffrance et la déchéance de ce monde qui en était indigne. Beaucoup plus tard, j'avais presque vingt ans, cet amour m'a submergé. Chez moi, les canons venaient juste de se taire. Un garçon de mon âge, il disait être né depuis longtemps. Around Midnight. Encore et encore. Around Midnight. Et puis à l'aube, les oiseaux.