70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 6 février 2018

Patrice Barrat s'est échappé


Patrice Barrat était un homme extraordinaire, fourmillant d'idées originales et de projets formidables, un homme généreux, révolté contre les injustices qui pullulent sur cette planète. Ce sont les êtres les plus consciencieux qui se frottent le plus souvent au burn-out. Qu'on les empêche de travailler, de réaliser leurs objectifs et leur vie n'a plus de sens.
Je l'ai rencontré en 1993 alors qu'il dirigeait l'agence de presse Point du Jour. Grâce à Jean-Pierre Mabille, alors directeur de production, il m'embarqua dans la série Vis à Vis qui, sur un sujet politique ou social, mettait en relation deux personnes pendant trois jours à deux bouts du monde en vidéo compressée par satellite. Internet balbutiait et on était encore loin du tchat et autres Skype. Je réalisai ainsi Idir et Johnny Clegg a capella. Quelques mois plus tard j'embarquai pour Sarajevo, a street under siege (Chaque jour pour Sarajevo) dont les 120 épisodes réalisés avec huit autres camarades reçurent un British Academy Award (BAFTA) et le Prix du Jury à Locarno. Chaque soir avant le 20 heures, était diffusé un très court métrage de deux minutes sur la vie d'une rue dans la ville assiégée, une aventure philosophique et poétique qui mettait en scène le système D des habitants sous les bombes et le feu des snipers.
Journaliste, à la radio (RTL), dans la presse écrite (Nouvelles Littéraires et quelquefois pour Libération ou Le Monde) puis pour la télévision, réalisateur puis producteur, Patrice Barrat fut amené à créer deux agences de presse audiovisuelles (Point du Jour, Article Z) et deux ONGs (Internews Europe, Bridge Initiative International), "plus par esprit d’indépendance que par celui d’entreprise"… Il avait vécu plusieurs sièges : Beyrouth (1982), Tripoli (Nord Liban, 1983), Sarajevo (de 1993 à 1995), vu plusieurs famines (Éthiopie, Soudan, Somalie), raconté la pauvreté à New York ou à Paris... D'autres complèteront son parcours exceptionnel, son engagement inlassable, ses projets les plus fous dont il réussit à mettre quelques uns sur pied...
Sur FaceBook (la presse étant muette, et c'est la raison pour laquelle je rédige aussi ce billet d'une profonde tristesse, poussé par les mots de Gilles Cayatte), la réalisatrice Simone Bitton écrit : Patrice Barrat avait tant de qualités : courageux, créatif, talentueux, et il était si beau… Mais il souffrait de ce sale mal qui parfois empêche les plus sensibles d’entre nous de continuer à mettre un pied devant l’autre. Il n’arrivait plus à vivre, et cette fois il ne s’est pas raté. Il a préféré s’en aller en écrivant qu’il n’avait plus la force de lutter. Nous partagions de nombreux engagements essentiels, et il a produit plusieurs de mes films , en particulier Palestine, Histoire d’une terre et Ben Barka, l’équation marocaine. La dernière fois que je l'ai vu , il y a quelques mois, nous avons fêté en rigolant et en chantant l'anniversaire d'un vieil ami à Rabat. Puis il a mis son sac à dos, comme le jeune homme qu'il était toujours malgré sa soixantaine bien sonnée, et il s'en est allé prendre un bus de nuit pour Marrakech... J'espérais tant qu'il s'en était définitivement sorti, que ce haut ne serait pas suivi d'un bas. Mais la sale maladie du malheur est revenue le chercher et il est parti avec elle. Repose en paix Patrice. Le monde est si gris sans toi ce matin. Et embrasse Denise là haut de ma part.
Il y a quelques mois, il racontait son dernier projet, Le Grain d'or ou Les sept piliers de la citoyenneté : Avec mon ami Bruno Lafuente, nous avons voulu tenter d'incarner avant l'été ces idées qui nous tiennent à cœur . Et, nous le croyons, à vous aussi. La recherche du Beau, dans les choses, la nature et chez les gens aussi, le sentiment d'une citoyenneté active et le projet d'une société réellement participative, semblent importants en France et dans le monde. En France, où l'élan du nouveau pouvoir bat déjà de l'aile et où des contre-pouvoirs et des forces de proposition émanant de la "société civile" dans son amplitude et sa diversité sont vitales pour que la vague En Marche n'efface pas la contestation dans son sillage et aille bien plus loin que le programme actuel de Macron. Dans le monde, car qui n'a pas besoin d'un souffle nouveau pour résister à tous ces potentats qui veulent régner sans partage ? Il y a juste un an, dans le cadre de Nuit Debout, il avait créé le Forum mondial du Réveil Citoyen (Résister Créer Oser Espérer Construire)...
Patrice Barrat s'est échappé de l'enfer qu'il vivait, fuyant de vilains fantômes dont il avait été victime. On pouvait difficilement le suivre, même si ses raisons étaient justes. Nous sommes très nombreux à partager la tristesse de ce départ anticipé.

La soustraction des fleurs


Toujours à la recherche d'inouï, j'eus la chance de rencontrer André Ricros il y a vingt ans alors qu'il venait de monter le label Silex. Nombreuses de ses découvertes sont devenues aujourd'hui les phares de la nouvelle musique traditionnelle, entendre que leurs terroirs sont hexagonalement régionaux quand celui des jazzmen est plutôt afro-américain. Les uns comme les autres aiment improviser d'après des thèmes ou faire évoluer les structures de leurs œuvres selon des règles qu'ils se sont fixées à eux-mêmes. L'esprit et les oreilles ouvertes, empruntant également quantité de trouvailles à la musique contemporaine, au rock ou à la techno, ils laissent les frontières aux douaniers, leur langue universelle ne nécessitant que la passion.


C'est ainsi qu'en 1991 je suis instantanément séduit par le jeu et l'imaginaire du violoniste Jean-François Vrod qui joue alors dans La Compagnie Chez Bousca et Le Trio Violon. Passionné par le potentiel qu'offre l'électricité et l'informatique, il choisit également de monter le trio acoustique La soustraction des fleurs avec un autre violoniste, Frédéric Aurier, et le percussionniste Sylvain Lemêtre. Les trois musiciens utilisent leurs voix comme ils exploitent toutes les variations de timbres que leurs instruments leur permettent grâce à d'habiles préparations, et s'ils ne le permettent pas, eux-mêmes se l'autorisent, bravant les usages. Dans des paysages vallonnés ils font tourner la tête des danseurs et réfléchir leurs jambes. En plus de jouer du zarb, Lemêtre sait frapper tout ce qui sonne tandis que Vrod et Aurier nous font oublier qu'à eux deux ils n'ont que huit cordes. Leurs arcs nous font voyager bien au delà des contrées attendues. Aurier passe parfois à l'alto et Vrod fait des pieds et des mains sur une guitare à deux cordes, une radio, un kazoo ou détournant toutes sortes d'objets. D'amont (un premier CD restitue la musique de la performance Les Fêlés de la chorégraphe Cécile Magnien) en aval (le deuxième est enregistré onze ans plus tard), le trio de La soustraction des fleurs replante aussitôt ce qu'il cueille pour que leurs bouquets parfumés changent de couleurs selon les saisons...

Lien d’écoute de 5 morceaux de l'album
→ La soustraction des fleurs, Airs de moyenne montagne, double cd Umlaut, 20€