Attirés par l'affiche de Jean-Pascal Retel dont l'imagination s'accorde avec les clins d'œil provocateurs de Théo Ceccaldi, nous avons marché jusqu'à la Maroquinerie pour le lancement du CD Amanda Dakota du groupe Freaks dirigé par le violoniste qui en a composé tous les morceaux. Si Théo Ceccaldi est un excellent musicien, ses talents de communicant sont à la hauteur. Les visuels sont toujours suffisamment drôles et intrigants pour qu'on ait envie d'écouter ce à quoi ils correspondent. Si les références sont nombreuses, et là aussi les textes d'accompagnement enrobent le projet d'une aura dithyrambique, le côté punk virtuose du groupe alterne avec des chansons modernement surannées. Cette oscillation entre le rythme des décibels et les mélodies rétro-éclairées rappelle, dans un genre radicalement différent, le Supersonic de Thomas de Pourquery : puissante évocation d'ensemble entrecoupées de pauses de crooner langoureux. En écoutant Bonne nuit Madame qui clôturait le concert, j'ai d'ailleurs rêvé que Freaks adapte Die eiserne Brigade (La brigade d'acier) d'Arnold Schönberg, sublime valse méconnue composée en 1916 par le compositeur viennois à la demande de ses camarades au service militaire.



Mais c'est le rouleau compresseur de la section rythmique qui marque la musique de Freaks, quitte à relayer parfois les solistes au second plan. Le violon de Théo Ceccaldi disparaît alors, comme la voix de Dom Farkas qui les a rejoints pour le rappel sur Bingo Mazout. Les vrombissements de la basse (un horizoncelle ?!) du frérot violoncelliste Valentin Ceccaldi ajoutée à la grosse caisse et aux toms d'Étienne Ziemniak faisaient trembler mes mollets dans une obscurité zébrée d'éclairs. Ajoutez la guitare stridente de Giani Caserotto, l'alto ou le baryton de Mathieu Metzger (très beau solo en piqués) qui remplaçait Benjamin Dousteyssier, le ténor de Quentin Biardeau, et vous obtiendrez un groupe de choc, une brigade d'acier. Je fus néanmoins surpris par la dédicace iconoclaste, pas à Carla Bley dont on reconnaît l'influence sur plusieurs morceaux, mais à Bernard Arnault pour Escalator Over The Bill, attendant en vain quelque remarque critique sur le milliardaire plutôt que l'admiration de surface pour son score d'exploiteur au barème de la finance.


Si la citation de Frank Zappa me plut évidemment beaucoup plus ("N'importe quoi, n'importe quand, n'importe où, sans aucune raison"), je regrettai tout de même que la folie déglinguée de Freaks se cantonne aux superbes images de promotion, aux contrastantes cassures de rythme et aux clins d'œil référentiels. En comparaison des improvisations dirigées du compositeur américain et de ses facéties en concert, la musique m'apparut un peu trop packagée. Mais c'est probablement ma déformation professionnelle qui me fait désirer des effets bruitistes, des instruments hors normes et des voix délirantes dans quantité de projets que j'écoute...


J'imagine encore que Henry m'a tuer est un hommage à Henry Threadgill dont Théo partage la coquetterie vestimentaire et à qui je dois un des plus beaux compliments sur la mienne, un matin dans un hôtel de Victoriaville ! Remonté à la maison, je découvre l'album qu'un indélicat postier, fan compréhensible du violoniste, avait probablement subtilisé d'un premier envoi. Après un Tchou-Tchou très zappien, on comprend enfin les charmantes paroles en désuétude de Robin Mercier sur l'exotique Amanda Dakota que le pilonnage de concert écrabouillait, comme si les spectateurs étaient sourds. Le mixage équilibré du disque permet enfin d'apprécier tous les instruments, en particulier les pizzicati qui disparaissaient en live. Le disque, beaucoup moins trash qu'en scène, met en valeurs les ruptures de rythmes zorniens que le New Yorkais récolta lui-même chez Carl Stalling. Je ne comprends toujours pas pourquoi la plupart des musiciens actuels s'exhortent à diluer leurs ingrédients savamment équilibrés en une bouillabaisse bon marché dès qu'ils passent en public. Les spectateurs seraient-ils incapables d'apprécier la variété des saveurs finement cuisinées en laboratoire qu'il faille les assommer ? Amanda Dakota est pour autant un des albums les plus excitants de ce début d'année.


Dans cette soirée renversante rien d'étonnant à ce que je termine par le début en saluant la prestation solo de la chanteuse Laura Perrudin en première partie. Elle s'accompagne d'une harpe électrique et chromatique à cordes alignées, construite par le luthier Philippe Volant, d'où elle extrait des boucles à la volée, transformées par des pédales d’effet qui, avec l'élégance de la simplicité, jouent le rôle de sub-basse, percussions, guitare fuzz, arpèges délicats... Après une phrase comme celle-là je dois reprendre ma respiration.


Laura Perrudin chante en français et en anglais, évoque les Poisons et antidotes de son second album (ce qui me rappelle les 24 heures des nôtres enregistrés de 1976 à 79 !) et la mort qui, issue de son prochain disque, se moque des actes des vivants inconséquents. Ses vocalises ne m'enchantent pas autant que ses petites histoires, chantées ou slamées, tandis que son instrument de femme-orchestre livre une éclatante richesse de timbres incantatoires, anticipant les crescendos hystériques des Freaks se chauffant en coulisses.

→ Théo Ceccaldi Freaks, Amanda Dakota, cd Tricollection, Dist. L'autre distribution, 12,50€
→ Laura Perrudin, Poisons et antidotes, cd Volatine, 15€