J'ai beau avoir composé près de 2000 pièces musicales, monté un nombre incalculable de spectacles vivants, produit plus d'une centaine de disques et je ne sais combien d'œuvres interactives sans parler de mes interventions de designer sonore, d'écrivain ou de cinéaste, j'ai toujours l'impression que la somme des projets avortés est supérieure à ce que nous avons réalisé. J'ai heureusement moins ce sentiment après la rédaction de 4000 articles sur différents supports, mais début 2005, pour le n°12 du Journal des Allumés du Jazz, dont je partageais avec Jean Rochard la rédaction en chef, j'avais eu l'idée de demander à des musiciens de raconter les occasions manquées qui les poursuivaient... Comme c'est aussi long que les Cours du Temps je morcelle les réponses pour vous laisser le loisir de tout lire ! Aujourd'hui vous croiserez ainsi Leon Theremin et Frank Royon Le Mée...

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière

avec dans l'ordre d'apparition :
Jean Morières, Didier Petit, Jean-Jacques Birgé
Suivront lors des prochains épisodes : Roger Turner, Pascal Contet, Philippe Deschepper, François Cotinaud, Pascale Labbé, Carlos “Zingaro”, Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

À l’impossible, nul n’est tenu par Jean Morières

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)…
Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi.
Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive.
Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Un peu avant la chute du mur par Didier Petit

En 1989, j’étais à Moscou avec mon ami Misha Lobko. Nous participions à un festival de jazz qui, bien qu’autorisé, n’en était pas moins très surveillé. Restant une semaine à Moscou avant de partir pour le nord, Arkangelsk puis les Îles Solovky, je profitai de ces quelques jours pour faire des recherches sur Joseph Schillinger, théoricien russe émigré aux USA dans les années 20 et qui avait construit une théorie musicale non moralisante conçue sur des bases mathématiques, The Schilllinger system of musical composition ! J’enquêtai sur son passé. D’où venait-il ? Quel type d’études avait-il suivies? Etc. Rencontrant Wladimir Tarasov, grand batteur de jazz “soviétique” et grand collectionneur de peintures, je l’interrogeai sur Schillinger. Il ne put me répondre mais m’orienta alors vers un homme qui dans son souvenir avait étudié avec lui aux USA. C’est à ce moment que j’eus le grand plaisir de rencontrer Lev Sergeivitch Termen, en français Léon Theremin, inventeur, entre 1919 et 1921, du fameux Theremine (ou Termen Vox), que l’on peut considérer comme le premier synthétiseur connu. Il avait alors 94 ans !
Après coup de téléphone et demande de rendez-vous autorisé par les instances officielles, je rencontrai Theremin dans son petit atelier de l’Université de Moscou. L’endroit était hors temps. S’entassaient partout des objets et outils d’un autre siècle. Un voyage instantané dans le passé. Ce vieil homme que tout le monde en occident croyait mort (il mourrut quatre ans après), pratiquant un peu le français, se mit à parler de son travail qui consistait à rendre le Theremine polyphonique. J’étais stupéfait de comprendre qu’il n’était pas du tout au courant de toute l’évolution technologique depuis son invention. Après plusieurs questions sur sa vie, ses désirs et son travail, il déroula son histoire : sa famille aristocratique française, ayant fui la révolution de 1789 pour se réfugier en Russie, se retrouva bloquée, un peu plus d’un siècle après, par la révolution russe. Après des études de violoncelle au conservatoire de Moscou parallèlement à des études de physique et d’astrophysique, après la conception et la réalisation de diverses inventions dont le Theremine, il partit aux USA où la recherche battait son plein sur des matériaux sonores différents à intégrer dans la musique moderne. Nous sommes en 1927. Theremin veut à tout prix rencontrer Varèse en pleine recherche d’une instrumentation éléctroacoustique et n’est pas du tout au courant des avancées de Martenot qui, il est vrai, n’inventera les ondes Martenot que l’année suivante, celui-ci ne pouvant pas ne pas être au courant du Thermen Vox. Varèse composera Ecuatorial pour le Theremine, mais il fut remplacé ensuite par les ondes Martenot, plus simples à manipuler. Brusquement, en 1938, pour des raisons que je n’arrive pas à lui faire avouer, Theremin rentre en URSS. Au moment où il met le pied sur le sol soviétique, il est immédiatement mis en prison. Ses recherches continueront au sein de l’institution pénitentiaire : il va inventer le micro qui enregistre à travers les vitres et recevra le prix Staline pour cette invention tout en restant enfermé. Il ne m’en dira pas plus sur ces années d’enfermement, ni pourquoi, ni comment !
L’autorisation d’une heure qui m’avait été accordée tirait à sa fin. Une dernière question toutefois : comment avez vous eu l’idée d’inventer cet instrument incroyable ?
- J’ai fait des études de violoncelle (Theremin inventa aussi un Theremin cello), c’est un instrument très physique et son étude induit certaines souffrances physiques. Je voulais créer un instrument où l’on ne se fait pas mal pour en jouer ! Je garde un très grand souvenir de ce moment où la modernité rencontre le passé et où un homme qui fut à l’avant garde de son temps se retrouve bloqué dans ce temps pendant que le monde avance inexorablement. Comme on dit souvent, l’avant garde n’est que l’arrière garde de demain !!!

Élégie par Jean-Jacques Birgé

De temps en temps, nous nous retrouvons avec Bernard Vitet et Francis Gorgé et nous évoquons le passé d’Un Drame Musical Instantané. La création collective nous a permis de réaliser quantité de disques, de spectacles, de musiques appliquées, mais la masse des projets inaboutis représente la partie immergée de l’iceberg. Nous avons collaboré avec des centaines de musiciens, mais nous n’échappons pas aux ratés, rendez-vous manqués, disparitions, inachèvements, pour la plupart oubliés, relégués aux archives, parfois recyclés dans les œuvres suivantes… Certains de ces projets de spectacles nous ont occupés des mois sans que nous arrivions à terme. Une cinquantaine d’albums dorment en attendant naïvement une hypothétique opportunité, on ne sait jamais ! Il est pourtant de véritables occasions manquées, celles qui ne pourront se représenter, faute de combattants. La mort efface les possibles. Les voix de celles et de ceux qui se sont tus n’habiteront plus nos rêves. Leurs traces ne peuvent malheureusement nous satisfaire.
Colette Magny me manque, j’espérais toujours qu’on recommencerait à jouer ensemble, comme lorsque nous improvisions à deux sur le même piano, elle tenant la main gauche et chantant tandis que je papillonnais avec la droite… Il reste un Comedia dell’Amore (1) du 15 mars 1991 et des bandes enregistrées à la maison en 1979, c’est tout.
La disparition de Frank Royon Le Mée est encore plus pénible parce que nous n’avons jamais rencontré depuis aucun chanteur capable d’autant d’invention et de spontanéité, alliant la virtuosité de l’instrument à la dramaturgie du verbe. Trois octaves et demie de tessiture, du haute-contre au baryton. Je l’ai vu en talons hauts sur la scène de l’Opéra de Paris pour La vera storia de Berio, en solo dans le rôle de Saint Sébastien transpercé de flèches et s’accompagnant avec un petit orgue à tuyaux. Dans le showbiz, il remplaçait des chanteurs du Top 50 défaillants pour une syllabe inaccessible, fréquentait les Mothers of Invention à Los Angeles, improvisait avec Kurtag et Kientzy, interprétait les contemporains comme les baroques, concevait des spectacles délirants à plusieurs orchestres et chœurs… À notre première rencontre, Frank portait des lentilles réfléchissantes, on pouvait se voir dans ses yeux de martien comme dans un miroir concave, c’était très déstabilisant. Frank aimait la provocation. Royaliste, il ne travaillait jamais le jour de la mort du roi, journée blanche disait-il. Il était toujours habillé avec élégance dans un costume de prêtre moderne. Drôle de rencontre avec le trio de gauchistes que nous formions. Ensemble, nous avons enregistré un extrait des Météores de Tournier (2) en 1987 et un Comedia dell’Amore (3) du 21 janvier 1992, nous avons créé Le Château des Carpathes d’après Jules Verne sous un déluge de feux d’artifice, et puis c’est tout. Frank Royon Le Mée est mort du sida en 1994. Dans son ombre, nous recherchons toujours l’acteur-chanteur idéal qui portera nos paroles avec ses gestes, avec qui la musique ne sera qu’un vecteur pour raconter des histoires, histoires de fous, histoires du temps présent, histoire de rêver à un monde meilleur à la construction duquel nous espérons œuvrer, dans l’utopie sans cesse renouvelée.
(1) Un d.m.i. Urgent Meeting (GRRR 2018)
(2) L’hallali (GRRR 2011)
(3) Opération Blow Up (GRRR 2020)