Nous ne savions pas toujours jouer des instruments que l'on utilisait, mais le désir et la fougue suppléaient à nos incompétences. Je ressens cette excitante perversion productive à l'écoute du double vinyle du groupe Camizole publiée par Le Souffle Continu. En général les musiciens maîtrisent leur instrument, mais devant un autre, étranger à leur pratique, ils retrouvent l'innocence créative de l'enfance. Ainsi dans les années 70 Michel Portal qui aimait alors prendre tous les risques s'adjoignait des Jac Berrocal qui le mettaient en danger ou adorait que le trompettiste Bernard Vitet passe au violon que celui-ci jouait coincé entre les genoux comme un violoncelle. Dans ces cas-là, même si l'on fait ce qu'on peut, il en sort souvent des choses qu'aucun virtuose n'aurait osé produire, ce qui à mes oreilles est bien dommage. Les acquis finissent par formater les usages. Ainsi j'ai toujours aimé m'attaquer à des instruments dont j'ignore tout, oubliant leur histoire ou leur géographie, pour ne considérer que leur état, analysant leur constitution et les systèmes d'émission qui les caractérisent. Cette candeur rafraîchissante n'empêche pas de maîtriser ses principaux outils si on le souhaite. Je crois sincèrement être resté un virtuose des sons de synthèse, des ambiances narratives ou de la guimbarde, mais par exemple personne ne me propose jamais de tenir un pupitre de ce petit objet que trop de mes collègues pensent désuet !
L'absence de maîtrise ne génère pas que de l'inouï. Les fantasmes accompagnant certains instruments créent aussi des pastiches "corny" des plus amusants ou des plus instructifs, les acrobates en herbe révélant parfois l'essence-même d'une fanfare ou de quelque maniérisme pompier. Ces déviances délicieuses constituent les fondements d'un groupe comme Camizole. Le batteur Jean-Luc Dupéty souffle tuba et trompette. Le saxophoniste Jack Dupéty hautboïse et frappe. Le saxophoniste Françoise Crublé gratte. Peut-être que je me trompe et que c'est tout le contraire, ou que personne ne contrôle rien véritablement. Allez savoir ! Dominique Grimaud, que l'on retrouvera dans Vidéo-Aventures, joue du synthé, souffle et gratte comme tout le monde, et comme les autres il est autodidacte. Ces nouvelles musiques offrent à des néophytes la possibilité de créer qui leur était jusqu'ici interdite. L'improvisation totale permet de s'éclater ensemble, de vivre la musique sans contrainte, sans entrave, sans temps mort. Chacune des quatre faces enregistrées en 1977 se rapporte à un concert précis : au Théâtre municipal de Chartres dont ils sont originaires, au Festival de Canteloup, au Festival Dupon et ses Fantômes à Grenoble, à Romainville... Sur la dernière, à la Maison de la Radio, ils sont rejoints par la violoniste Catherine Lienhardt qui souffle tout autant, puis à Saint-Cloud par Christian Chanet éructant. Leurs improvisations ressemblent à de petites madeleines, souvenirs d'enfance qu'ils recrachent avec l'énergie d'une jeunesse toujours présente.
Sans remettre en cause leurs maladresses passionnément créatrices, nombreux des musiciens spontanéistes des années 70 auront du mal à évoluer avec le temps et disparaîtront de la scène musicale. C'est le cas de pas mal des artistes publiés par Le Souffle Continu, marqués par le sceau du free jazz, une appellation plus fantasmatique que réelle. Ils auront marqué une époque, mais les suivantes leur échapperont, faute de savoir s'adapter musicalement ou financièrement. Certains de leurs cadets reprendront brillamment le flambeau comme le duo Fabien Robbe et Jérôme Gloaguen, secondés par Julien Palomo, dont le CD Anima Animus vient de paraître. Le style d'improvisation s'est transformé en une sorte de répertoire, datant le travail à défaut de le millésimer. Je reconnais forcément ici et là les débuts d'Un Drame Musical Instantané. La trompette, l'ARP 2600, le foisonnement d'idées ne sont que quelques marqueurs. Mais quarante ans nous séparent. Heureusement les revivals permettent aux vieux nostalgiques et aux jeunes curieux de découvrir les années d'or de la seconde moitié du XXe siècle.
L'autre récent vinyle qui réunit Camizole et Lard Free est plus caricatural d'un free jazz à la française, héritier de mai 68 plus que de la révolte des Black Panthers. Aux quatre piliers de Camizole se sont joints le batteur Gilbert Artman, également au vibraphone et à l'orgue, et le sax baryton Philippe Rolliet qui joue aussi de la basse. Je fis moi-même quelques concerts au sein de Lard Free en 1974, en trio avec Gilbert et Richard Pinhas.
Quoi qu'il en soit le chat adore, il ronronne en écoutant ces disques libertaires, son choix allant clairement au récent Anima Animus sur lequel il a jeté son dévolu. Comme pour l'eau du robinet il préfère ce qui est frais du jour aux plats réchauffés. Alors Django, et la mémoire, tu t'en bats les oreilles ? Peut-être es-tu comme ces artistes qui vivent leur musique au jour le jour, lorsque leurs sons se substituent au dialogue ? Pourquoi me regardes-tu ainsi en miaulant avec cet air de connivence ? Ignores-tu que nous ne sommes tous que des agrégateurs de contenu et que nos échanges réfléchissent le monde bien au delà de la sphère musicale ? Pour une fois que c'est moi qui t'apprends quelque chose, ne me regarde pas avec ces yeux comme deux ronds de flan !

Camizole, 2 LP Le Souffle Continu, 24€
Camizole + Lard Free, LP Le Souffle Continu, 18€ (38€ avec le précédent)
Robbe Gloaguen, Anima Animus, CD MazetoSquare, 15€