Le synchronisme accidentel

Lorsqu’on tourne un film, le son peut être asservi à l’image pour rester parfaitement synchrone. Quartz, câble et clap nécessaires hier, l’avenir est au sans fil. Le son témoin a ses qualités, vivante vérité du réel ; recomposer le son permet d’en maîtriser tous ses ingrédients, de recréer des espaces imaginaires, de peindre les couleurs du sens. Dans les vidéo-clips et les films de kung-fu, où images et sons sont parfaitement synchrones, quel est l’intérêt de cette hypnose quasi militaire ? La musique jungle a accouché de belles réussites comme les clips de ColdCut par Hextatic ; les ténèbres de Chris Cunningham ou les facéties de Michel Gondry donnent leurs lettres de noblesse à ces scopitones devenus courts-métrages musicaux. La danse s’y retrouve, rarement le cinématographe.

Redondance courante dans les films de long-métrage qui ressassent des musiques convenues en fonction des climax. Difficile d’échapper aux cordes sirupeuses des passages sentimentaux, aux rythmes trépidants des scènes d’action. Au cinéma, l’utilisation de la musique est souvent le dernier bastion de résistance de la convention. Le film était presque parfait.

En 1930, dès Le sang d’un poète, Jean Cocteau avait inventé le synchronisme accidentel. Son générique précise : « La musique soulignera les bruits et les silences ». Pour La Belle et la Bête, le poète avait commandé à Georges Auric de la musique pour les différentes scènes de son film. Au montage, Cocteau permute les morceaux, couchant la musique d’une scène le long d’une autre et réciproquement. L’ensemble de la musique correspondant bien à la pensée du film, la magie s’exerce. Cocteau joue d’effets d’annonce, de retard, d’écho, plus sophistiqués que toute redondance illustrative. Il n’y a aucune nécessité de synchronisme, sauf si l’on désire un effet de suspense, un coup de théâtre, une ponctuation particulière… En 1946, Cocteau tente encore de déjouer les perversions du synchronisme avec son ballet Le jeune homme et la mort. Le danseur Jean Balilée avait répété sur du jazz. Au dernier moment, Cocteau décide de lui substituer la Passacaille en do mineur de Bach orchestrée par Respighi ! Les travaux de John Cage et Merce Cunningham en sont les dignes héritiers, chacun travaillant de son côté, la réunion des deux œuvres donnant naissance à une troisième.


Lorsque je compose pour des médias audiovisuels, je m’intéresse d’abord aux idées générales, aux raisons qui ont poussé le réalisateur à faire tel ou tel choix. Après avoir mémorisé les images, j’écris ou je joue en me calant dans les temps chronométrés. La musique obéit à ses propres lois, temporelles, mesurées. Toute tentative de la soumettre à celles du montage image préexistant risque de la saccager. Je ne regarde que très rarement l’écran au moment où j’enregistre, cela colle toujours bien mieux que si j’avais suivi chaque mouvement de la caméra, chaque respiration des personnages. Si le propos est juste, de nouveaux effets de synchronisme apparaissent comme par enchantement. Il est toujours possible, ensuite, de décaler la musique ; un décalage d’une image ou deux peut changer le sens d’une scène, quelques secondes avant ou après et c’est un autre film. Le synchronisme est un leurre. Le design sonore n’a rien à voir avec. Si j’osais, je me résumerais en avançant qu’une plastique appropriée donne sa forme à une œuvre, mais que son fond vient de l’art de désynchroniser !
En 1928, Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine signent un manifeste sur l’avenir du cinéma sonore : « Seule une utilisation contrapuntique du son par rapport aux éléments du montage visuel offre de nouvelles possibilités pour le perfectionnement du montage. »

Comme je l’ai raconté dans de précédents chapitres, je n’ai eu de cesse de composer des éléments cohérents les uns avec les autres sans en figer le synchronisme. On verra aussi plus loin que l’improvisation musicale répond à sa manière à cette lubie. J’ai encore utilisé récemment le synchronisme accidentel que j’avais développé pour l’exposition Il était une fois la fête foraine avec l’Anémone de Dassault Systèmes présentée dans le pavillon français de l’Exposition Universelle d’Aïchi au Japon. L’installation audiovisuelle était composée de huit écrans, tous mis en boucles, dont trois étaient synchronisés (extrait ci-dessous) et les autres indépendants. Les partitions sonores de ces cinq-là étaient utilisés en écho du triptyque principal, comme des rémanences technologiques ou explicatives de ce qui était présenté plus poétiquement sur les trois grands. Comme les durées des films étaient diverses, leurs partitions se désynchronisaient à chaque passage, insufflant une certaine vie à l’Anémone dont les parois intérieures étaient éclairées par des jeux de lumière très aquatiques.


Dans mon travail, je ne peux m’empêcher de penser que synchronisme rime avec vaine tentative de perfection. L’œuvre parfaite est la dernière de son auteur. À quoi bon continuer après ? L’art est un chemin, pas une finalité. Ce sont les erreurs qui font le style, à condition de savoir les exploiter. On accuse le guitariste autodidacte Hector Berlioz d’être un mauvais orchestrateur, ce sera une de ses plus grandes qualités. Gustav Mahler écrit des symphonies trop longues ? Il nous entraîne dans son maelström. Django Reinhardt, Jimi Hendrix, Paul Mc Cartney ne lisent pas la musique. Et alors ? Apollinaire imite Anatole France avec maladresse et invente les poèmes d’Alcools… Même chez un artiste qui rêve de se renouveler sans cesse, on retrouve des constantes, des manies, des gaucheries, de ces erreurs qui font le style et vous éloignent de tout académisme.
Errare humanum est ! L’ordinateur est incapable de se rebeller, il est docile, obéissant, servile. Sa seule révolte est le bug, pas très constructif n’est-ce pas ? C’est mort. Réalité virtuelle, images de synthèse en 3D, c’est chouette, mais si on cherche à imiter la vie, c’est raté. C’est tout juste bon pour manipuler l’information, pour faire de la retouche, des trucages. Pour donner l’impression de la vie, il faut intégrer tant de paramètres qu’on ne fabrique que des clones froids, sans âme, des robots. Ni souffle ni chair. Lorsqu’un musicien enregistre de la musique en midi sur un séquenceur, il est parfois obligé de quantiser les notes pour qu’elles se calent plus correctement sur les temps. Lorsqu’il entre les notes en pas à pas, une par une comme sur une partition ou un rouleau d’orgue de Barbarie, c’est le contraire, il faut humaniser la raideur métronomique en avançant ou reculant un peu chaque note enregistrée parfaitement sur le temps. Cela peut se faire note à note, ou en rendant aléatoires quelques paramètres, comme la mise en place, la justesse, l’intensité. Comparez une œuvre interprétée par des musiciens vivants et la même programmée mécaniquement sur un séquenceur : seule l’approximation des premiers donne humanité et véracité à la représentation.

Puisque nous avons quitté le synchronisme pour nous intéresser à l’accident, je ne résiste pas à la tentation de conter une petite histoire qui nous est arrivée au printemps 1981 alors que je voulais tester mes premiers micros cravate. Mon ami Bernard Vitet voulait enregistrer un son envoûtant qu’il avait une fois entendu en empruntant le tunnel du Louvre qui débouche sur la voie sur berge. Comme des trompes tibétaines, disait-il. Brigitte Dornès, une amie toujours dévouée, se propose de nous y conduire en 2CV dont elle replie la capote pour profiter du son extérieur. J’équipe mes deux camarades à l’avant de la voiture avec les minuscules microphones et nous voilà partis dans Paris. Cette nuit-là, l’ambiance du tunnel n’est hélas pas à la hauteur de nos espérances. La magie n’est pas au rendez-vous. Nous décidons de sortir à la hauteur de la Bastille, c’était alors possible. Brigitte ayant stoppé au feu rouge, nous assistons à une poursuite de voitures qui arrivent du boulevard Henri IV et tournent à gauche sur les chapeaux de roues vers le pont d’Austerlitz. Penché jusqu’à la ceinture à la fenêtre de la seconde automobile, un homme tire un coup de feu sur la première. Je reste bouche bée, Bernard lâche un waouh ! de surprise, simultanément Brigitte fait « Oh merde ! Y a eu un coup de feu ? », la bande du cassettophone Sony s’arrête exactement à cet instant. Je rembobine. On perçoit le coup de revolver, la bande-amorce s’engage exactement à la fin des deux voix, mettant un terme au reportage. Ce petit scoop servira de coda à Crimes parfaits sur lequel nous travaillons depuis plusieurs mois, dernier morceau de la face A du 33 tours À travail égal salaire égal.

N.B.: lire aussi l'article L'art de désynchroniser

P.S.: Bernard et Brigitte ont tiré leur révérence chacun de leur côté à l'été 2013. Ils me manquent tous deux terriblement. Je leur dédie humblement ce chapitre...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel