Les Portes, vers de nouvelles interfaces

Comme annoncé, la nouvelle œuvre est une installation d’art contemporain. Interactive, en doutiez-vous ? Vidéographique, qu’à cela ne tienne. En 2005, Nicolas Clauss et moi nous retrouvons pour créer Les Portes, une installation immersive d’art vidéo interactif, instrument permettant aux visiteurs de constituer un orchestre pour jouer ensemble, avec les sons comme avec les images. Cela ne s’est pas fait sans mal, deux versions ont été abandonnées avant d’aboutir au concept définitif. Les envies de départ ont survécu aux propositions successives, mais le dispositif a plusieurs fois radicalement changé.
Au milieu d’une grande salle obscure, trois portes s’ouvrent sur des écrans de la taille du cadre. Chaque joueur fait pivoter sa porte pour découvrir ou surprendre les scènes où font face une vingtaine d’acteurs. La nudité des âmes, plus présente que celle des corps, les renvoie, comme tous les autres spectateurs déambulant au milieu de l’installation, à leurs propres émotions, à leurs rêves, à leurs angoisses, ou du moins à leurs représentations. Cette mise en espace, en musique et en actions, est avant tout une œuvre sensuelle qui confronte chacun et chacune à soi-même et aux autres, dans son intimité et sa curiosité. Les Portes est à la fois une œuvre immersive, un tryptique et un orchestre.
Au milieu d’une salle obscure, sont exposées trois portes sans qu’aucun mur ne les encadre. Un écran de rétro-projection est tendu sur le cadre derrière chacune des portes. Des images vidéographiques et interactives sont projetées à partir de trois vidéo-projecteurs situés à vue dans l’installation. Un couple de haut-parleurs est placé sur les côtés de chaque porte. L’interface est un capteur d’angle qui prend en charge les rotations d’une porte sur ses gonds.
Sonore, l’œuvre constitue également un trio d’instruments de musique dont trois interprètes peuvent jouer simultanément en s’en appropriant les commandes. Les autres visiteurs déambulent dans l’obscurité, assistant au spectacle projeté sur les écrans derrière les portes comme au ballet constitué par les trois joueurs qui les ouvrent et les ferment, doucement, brutalement, lentement, rapidement, timidement, curieusement… Les six sources sonores se mélangent pour composer une œuvre musicale en perpétuel devenir.
L’ouverture d’une porte et le jeu qui s’en suit correspond à l’instrument proprement dit. Si elle sont toutes les trois en action, les tableaux interactifs projetés offrent des combinaisons variées d’images et de sons qui multiplient les possibilités d’interprétation, tant dans le timbre que dans l’orchestration, dans l’interactivité ludique comme dans la dramaturgie.


Les Portes est une œuvre sensuelle qui met en jeu les corps en les faisant émerger de l’ombre. Les cadavres sortent du placard. Les rêves prennent formes humaines. Le miroir sans tain permet de se voir sans être vu. C’est une œuvre charnelle qui interroge la place de chacun face à soi-même et face aux autres. Chacune des trois portes correspond à un univers onirique : la première porte s’ouvre sur des modèles du bonheur, la seconde sur les traces laissées par la souffrance et la mort, la troisième renvoie à un entre-deux, quotidien transformé par les rencontres. Les projections montrent des hommes et des femmes, en pieds, gros plans, parties du corps cachées, corps dénudés, chanson de gestes. Les références de ce triptyque sont multiples (Jérôme Bosch, Eugène Ionesco, Pierre Henry, Alphaville, Le secret derrière la porte, Le Voyeur, Beetlejuice), mais c’est à l’histoire de la peinture et à la formule du trio qu’il se réfère le plus souvent.

L’orchestration est composée de voix - trois voix principales, celle du chanteur mahorais Baco, celle de la chanteuse Pascale Labbé, avec qui Nicolas et moi avons créé sur scène Sarajevo suite et fin, et la mienne, transformée par un processeur vocal - ainsi que d’ambiances naturelles qui se combinent entre elles pour former un étrange magma, clair et complexe, symphonie concertante pour voix et électroacoustique. La musique fait passer les visiteurs du côté du rêve, dessinant des paysages ou suscitant des événements qui vont chercher dans l’inconscient collectif les désirs et les craintes de chacun.
Les images projetées sont constituées de films vidéo tournés en studio et de peinture en mouvement programmée sur ordinateur par Nicolas. La richesse des médias, images projetées et sons enregistrés, est telle que la découverte de l’œuvre se poursuit au-delà de la première impression, proposant aux visiteurs des événements qui s’enchaînent, s’articulent ou se répondent. Ce n'est pas l'innovation technologique qui est visée ici. Il s'agit avant tout de placer le visiteur au centre d’une émotion esthétique et spirituelle, voire sociale, en lui faisant perdre ses repères, en l'immergeant dans un monde où il va pouvoir préciser sa propre identité. Le caractère à la fois sensuel, intime et collectif de l’œuvre invite les interprètes à la concentration et à l'émotion, sentiments déjà suscités par l'obscurité et l'écoute que requiert de jouer "ensemble". Les interprètes n'ont pour autant besoin d'aucun apprentissage préalable pour contrôler le système. Tout est réalisé pour que la prise en mains soit simple et intuitive.


Soutenu par un dispositif extrêmement complet et enveloppant (place des visiteurs et rôles qui en découlent, plastique, musique, interactivité...), Les Portes réfléchissent une part d’intimité de chacun et chacune d’entre nous, par une sorte de miroir magique qui déshabille les êtres, et par la mise en jeu de pulsions primitives au travers du jeu à plusieurs.

Les Portes est une œuvre ambitieuse par sa monumentalité. Il est fort à parier que dans l’avenir nous revenions à des dimensions plus « humaines ». C’est étrange, nous avons chaque fois les yeux plus grands que le ventre. Nous réussissons à tout avaler, mais au prix d’un travail colossal, sans mesure avec les moyens dont nous disposons. Nos ébauches ont-elles besoin de cette démesure pour nous servir de leçon ? La première œuvre de chaque nouvelle forme d’expression que nous avons abordée semble toujours avoir été plus imposante que celles qui l’ont suivie. Cela semble une constance du rêve, comme si nous croyions avoir besoin de refaire le monde pour modifier un tout petit coin de notre univers intime. J’aurais aimé savoir faire autrement, commençant humblement par un petit croquis avant d’exploser les limites que nous ne pouvons nous empêcher de forcer. Les révolutions ne sont pourtant qu’un grand bruit pour un tout petit tour. Un petit tour sur soi-même. Comme s’il fallait tout casser pour rebâtir du neuf. Les petits mouvements semblent produire des effets si insignifiants. On parle fort pour attirer l’attention et pour ensuite baisser progressivement le ton, alors que le murmure force l’attention et excite l’imagination. Tout serait à refaire ? D’autres s’y emploient. À la fin de La chienne, lorsque son ami lui raconte avoir même été assassin, Michel Simon répond : « il faut de tout pour faire un monde ! »

Table des chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à... / LeCielEstBleu, La Pâte à Son / FluxTune et son Mode d'emploi / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...