La semaine dernière, Eléonore de Lavandeyra Schöffer organisait des projections exceptionnelles de Kyldex 1, spectacle cybernétique luminodynamique expérimental, dans l'atelier Nicolas Schöffer, sis Villa des Arts à Paris. La création de cet incroyable projet « pluriartistique » se tint en 1973 à l'Opéra de Hambourg dirigé par Rolf Liebermann avant qu'il ne prenne possession de celui de Paris. Il ne fut jamais rejoué depuis, malgré l'immense succès qu'il rencontra alors, probablement pour une question économique, l'addition se montant à 1 milliard de Deutsche Mark, l'équivalent de 150 millions d'euros ! Nicolas Schöffer, génial précurseur de l'art interactif, cinétiste féru de cybernétique, en avait confié la chorégraphie à Alwin Nikolais et la musique à Pierre Henry. Le film, ici découpé en quatre parties, ne rend que très partiellement la réalité de l'œuvre. Les caméras de Klaus Lindermann restent axées sur le centre de la scène alors qu'il se passait quantité d'évènements sur les côtés et la copie de la Nord Deutsche Rundfunk aurait bien besoin d'une remasterisation tant pour l'image que pour le son. L'archive n'en est pas moins étonnante.


Si vous n'êtes pas germanophone, sautez les présentations en allemand de Rolf Liebermann et de la traductrice Helen Gerber !
En 1973 la mode était encore à la participation du public. Nicolas Schöffer avait confié à chaque spectateur un petit sac contenant cinq panneaux lui permettant d'exprimer son désir avant chacune des douze parties. Un rond rouge signifiait "halte", un triangle vert "plus vite", un losange bleu "plus lent", un triangle jaune "répéter" et un carré blanc "expliquer". Le spectacle s'organisait en fonction de la majorité, même si cette illusoire démocratie m'apparaît toujours comme une manipulation démagogique. Cela n'est nullement différent de notre vie politique ! Il n'empêche que le public est là très actif, invectivant entre les épisodes Schöffer et Lieberman qui ne respectent pas toujours son choix. De soir en soir les représentations pouvaient prendre des tournures très différentes. Lors de la première, les spectateurs ayant demandé de revoir une séquence cette fois sans la musique, Pierre Henry boude, refuse de diffuser la suite et se fait finalement prier.
Les mouvements des danseurs étoiles Carolyn Carlson et Emery Hermans s'inspirent de ceux des machines, leur opposant magistralement la souplesse des corps.


Si Schöffer laisse Nikolais libre de chorégraphier le corps de ballet de l'Opéra de Hambourg, il est plus directif avec Pierre Henry. J'ignore qui de l'un ou de l'autre en est à l'origine, mais la musique est trop illustrative à mon goût, malgré la richesse des timbres. 1973 marque aussi un basculement de la musique électroacoustique. Pierre Henry utilise les techniques qu'il a inaugurées avec Pierre Schaeffer alors que les synthétiseurs vont révolutionner une fois de plus l'histoire de la musique. Cette année-même j'achèterai d'ailleurs mon ARP 2600 ! Le film ne rend hélas pas compte de la spatialisation sonore comme de celle des effets de lumière qui encerclent les spectateurs.


Pour toutes ses fabuleuses machines Schöffer a dû inventer des systèmes préfigurant les ordinateurs. Il serait aujourd'hui fasciné d'utiliser leurs ressources. Kyldex 1 fut rendu possible grâce à l'informatisation récente de la scène de l'Opéra de Hambourg, chose alors exceptionnelle. Pour son spectacle multimédia il utilise deux eidophores qui lui permettent de capter des images du public ou des danseurs et de les projeter sur grand écran. Il intègre des extraits de la télévision allemande en temps réel. Ses sculptures cybernétiques sont télécommandées...
Pour les séquences érotiques au milieu des sculptures molles il choisit trois prostituées du quartier rouge de Sankt Pauli plutôt que des danseurs. Après la première représentation, suite aux critiques féminines qui ne voient pas pourquoi on ne dénude que les femmes, deux danseurs mâles se portent volontaires pour danser nus. Ils traverseront la scène peints en or comme deux statues grecques.
1973 est encore une époque où les provocations étaient de mise, même si la nudité était devenue chose banale dans les spectacles d'avant-garde.


Après l'entr'acte de ce spectacle qui dure plus de trois heures, un prisme de 12 mètres de haut envahit la scène. Ce jeu de miroirs réfléchit les effets visuels et la troupe des danseurs. Les qualités d'homme-orchestre de Nicolas Schöffer lui permettent de mêler la sculpture, l'architecture, la musique, l'ingénierie et les sciences pour créer ses ballets de machines et de lumières...
Après la projection Eléonore de Lavandeyra Schöffer, toujours aussi fringante, 94 ans au conteur, euh conteuse, témoigne de la création de ce 9 février 1973 en révélant quantité de détails passionnants qui aident à découvrir le génie de son mari disparu. Il est certain que Nicolas Schöffer n'a pas la place qu'il mérite dans l'histoire des arts du XXe siècle. Je regrette de ne pas avoir connu son travail lorsqu'à la fin des années 60 je montai mon groupe de light-show, il m'aurait certainement influencé et donné nombre d'idées...

N.B.: si vous souhaitez visiter la caverne d'Ali Baba, l'Atelier Nicolas Schöffer organise des visites le premier samedi de chaque mois à 17h. Vous pouvez réserver pour les 4 janvier, 1er février, 7 mars...