Je ne suis pas aussi emballé qu'Antonin par la mise en scène de Christoph Marthaler du spectacle sur Charles Ives, mon compositeur "classique" préféré avec Edgard Varèse, mais je suis resté scotché à l'écran pendant les deux heures dix de la projection. Marthaler, au moins, n'illustre pas, il marche à côté. Mais il passe aussi à côté de ce qui inspira le compositeur américain : la Nouvelle Angleterre, les Transcendantalistes, la manière de gagner son pain, la démocratie directe, le risque de déplaire... Si sa chorégraphie intrigue, n'est pas Beckett qui veut. Son utilisation du gigantesque plateau de la Halle de Bochum est évidemment spectaculaire, mais les corps animés finissent par paraître démodés. C'est tout le problème de la mode. Charles Ives y a échappé toute sa vie. Où qu'on l'attende, il est déjà ailleurs. L'inventeur de presque tout ce qui fait notre contemporanéité ne l'a souvent pratiqué que le temps d'une pièce, arpentant les possibles comme la surprise infinie que lui procurait la nature. Détachés du contexte, les acteurs jouent le contrepoint de la musique comme si c'était une entité abstraite. Le romantisme flagrant de Ives est gommé au profit de grimaces qui ne sont pas les siennes. Certains seront irrités par cette scénographie à la fois minimaliste et grandiloquente, d'autres adoreront en pensant que c'est moi ! Quoi qu'il en soit, c'est quelque chose, ce qui est devenu rare.


La musique, exclusivement due à Charles Ives, y est exceptionnelle. Extraits ou intégrales, les pièces choisies offrent une approche cohérente de l'œuvre. De la Symphonie de l'Univers, prévue à l'origine pour 4250 exécutants à la Concord Sonata, de La Question Sans Réponse aux pièces pour piano en quarts de ton, des hymnes au psaumes, du second quatuor aux chansons, tout y est, y compris l'enregistrement de Ives lui-même hurlant They Are There au piano. En écrivant « Au cas où je ne finirais pas cela, quelqu'un aimerait peut-être travailler l'idée, et les esquisses que j'ai déjà faites auront plus de sens pour ceux qui les regarderont en ayant lu l'explication. », Charles Ives laissait libre quiconque d'interpréter, d'arranger, de prolonger son rêve. Comme Christoph Marthaler, le chef d'orchestre Titus Engel et la scénographe-costumière Anna Viebrock ont participé activement à la création de Universe, incomplete à la Ruhrtriennale 2018, avec l'aide de seize performeurs, capables de chanter et danser, de l'Orchestre Symphonique de Bochum (hors-champ jusqu'au salut), le Rhetoric Project (un ensemble mobile), le Quatuor de Percussions de Cologne et des étudiants percussionnistes.
J'ai replongé mon nez dans les six ouvrages que je possède sur lui ou de lui, comme mon exemplaire de ses Essays Before A Sonata, publiés à compte d'auteur, où Ives a écrit quelques mots de sa main au crayon noir, probablement en 1920. Conçue de 1911 à 1928 pour plusieurs orchestres, l'Universe Symphony présente trois parties sans pause : Le passé (du chaos à la formation des eaux et des montagnes), Le présent (la Terre et le firmament, évolution de la nature et de l'humanité) et L'avenir (le paradis, l'élévation de tout vers la spiritualité). Dès l'ouverture, je retrouve la partie pour vingt percussionnistes dans une version différente de celle complétée par Larry Austin en 1994 qui m'avait tant impressionné...


Il n'y a pas tant de vidéos sur Charles Ives... L'objet est incontournable, d'autant qu'un second DVD accompagne celui du spectacle. Le documentaire d'Anne-Kathrin Peitz, The Unanswered Ives, Pioneer in American Music, est remarquable. Composé de larges extraits musicaux, de témoignages de première main, d'archives locales et de la visite de la ville natale du compositeur, Danbury dans le Connecticut, le film dresse un portrait très juste de celui qui fut aussi l'inventeur de l'assurance sur la vie, le laissant libre de créer sans mettre en danger la subsistance de sa famille ! Il pouvait ainsi financer d'autres compositeurs, leurs partitions, des concerts. Arnold Schönberg écrit de lui : « Il existe un grand homme vivant dans ce pays, un compositeur. Il a résolu le problème de se préserver lui-même et d'apprendre. Il répond à la négligence par le mépris. Il n'est forcé d'accepter ni la louange ni le blâme ; son nom est Ives ». Il n'y a pas de musique américaine sans lui. Il en est le père, admiré par Henry Cowell, Nicolas Slonimsky (premier à enregistrer Ives en 1933 avec la Barn Dance et In The Night, en même temps que la première de Ionisation de Varèse), Elliott Carter, Lou Harrison, Bernard Hermann, John Cage, Frank Zappa, John Adams, Ornette Coleman, John Zorn et tant d'autres qui s'en inspirèrent des minimalistes aux maximalistes ! À son copiste il avait écrit "Les fausses notes sont justes", de crainte qu'il les corrige. Comme Gustav Mahler, Charles Ives aimait intégrer des citations dans ses pièces. Il laissa une œuvre immense, inachevée, écrite entre 1891 (sublimissimes Variations on America pour orgue, qui préfigurent la musique de film avant l'invention du cinéma !) et 1928, année où il ne se sentit plus capable de composer quoi que ce soit. Problèmes de santé (cœur, diabète générant un tremblement de la main...) ? Désespoir face à la brutalité du monde avec la Première Guerre Mondiale ? Ayant pris sa retraite des assurances Ives & Myrick en 1930, la plus importante du pays, il s'occupa de travailler sur ce qu'il avait déjà imaginé, de révision en revision. Il mourut en 1954 sans avoir pu entendre une grande partie de son œuvre.

→ Charles Ives, Universe Incomplete / The Unanswered Ives, Christoph Marthaler – Titus Engel – Anna Viebrock, 2 DVD Accentus, 32€
À noter que le documentaire est sous-titré en français, mais bizarrement pas le spectacle, dont les quelques interventions en allemand ne sont pas traduites !