L'enregistrement de Jean-François Vrod marque la fin d'un long processus de création entrepris il y a un an. Il ne me restait plus qu'à revoir le mixage à la lumière de l'ajout du violon. Comme Nicolas, Sylvain, Sacha et Antonin, mon camarade me suggéra judicieusement quelques modifications ici et là. Des oreilles fraîches et bienveillantes sont les bienvenues lorsqu'on travaille seul sur un projet personnel au long cours. Le mixage tel qu'il est me plaît beaucoup, mais le mastering de Marwan Danoun en fera ressortir des détails qui m'échappent comme il l'avait réalisé pour mes deux précédents CD, Long Time No Sea du trio El Strøm et mon Centenaire. Trop attaché à la musique, ses structures, les émotions qu'elle procure, le sens de l'ensemble, je suis incapable de repérer les failles dans l'équilibre des fréquences. Nous avons besoin du recul d'un ingénieur du son qui perçoit notre travail sous un angle totalement différent du nôtre tout en comprenant nos intentions. Perspectives du XXIIe siècle fut aussi complexe à concevoir qu'à créer. Je ne m'étais heureusement pas rendu compte de l'enjeu que représente de s'attaquer aux archives de Constantin Brăiloiu, référence incontournable de tous les musiciens de musiques traditionnelles. J'ai préservé autant que possible l'essence de chaque plage, comme si c'était l'un des membres du groupe.
Il me semble avoir passé mon temps à "noyer le poisson". D'abord pour mélanger ces archives musicales du monde entier avec mes enregistrements de terrain, dit field recording, et avec mes propres instruments, qu'ils soient virtuels ou physiques, ensuite avec les musiciens qui m'ont prêté main forte, dans l'ordre d'apparition le corniste Nicolas Chedmail, le percussionniste Sylvain Lemêtre, le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang et le violoniste Jean-François Vrod. Ma fille Elsa fait une courte intervention vocale et dix sept hommes et femmes ont enregistré quelques phrases dans leur langue maternelle. Mon travail a donc consisté à ce qu'on ne pense plus à ce qui fut rapporté des années 1930-1950 et de l'époque actuelle. Pour composer chaque pièce il s'est agi de m'approprier le passé pour imaginer l'avenir, à l'instar du scénario de ce petit opéra instrumental dont le modèle est évidemment le poème symphonique cher à Berlioz ou Richard Strauss.
Mardi, Jean-François n'a pas seulement merveilleusement joué du violon, il a ajouté quelques borborygmes, toujours dans cette optique de "noyer le poisson", sur le chant d'Elsa d'abord et lors de la séquence enregistrée au deuxième sous-sol du Musée d'Ethnographie de Genève où figure le cri des Hibakusha, ces rescapés d'une catastrophe nucléaire. J'avais écrit plusieurs chansons que j'ai finalement laissées à l'état instrumental, craignant d'être trop explicite plutôt qu'évocatif. Je déteste les films français où les réalisateurs expliquent tout dès la première séquence alors que les Américains entretiennent le mystère aussi longtemps que possible. Mon petit scénario est à la fois un texte et un prétexte, les deux s'appuyant évidemment sur le contexte, la fin d'un monde et la naissance d'un nouveau, la dystopie se transformant, pour un temps, en utopie.

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