Par son absurde brutalité, criminel et suicidaire, le monde des humains m'a toujours paru étranger. Comment y vivre sans rentrer dans le rang dessina les limites de mon espace vital. Je m'y organisai plutôt bien si je compare mon parcours à celui d'autres souffrants. Il fallut tout de même retourner cet univers comme une chaussette pour le moins possible respirer sa puanteur. Ainsi mes propres activités, souvent composées d'apnée, jouèrent leur rôle de soupape de sécurité et l'art me harponna, sans que je l'identifie de prime abord. Je compris assez vite qu'il était l'expression d'un refus du système, d'une inéquation entre ce qu'on aurait voulu faire de moi et ce dont j'étais capable.
Jean-Luc Godard disait que la culture est la règle, mais l'art est l'exception. Si elle n'a rien d'exceptionnel, la création n'est donc pour moi qu'un phénomène culturel. C'est dire que l'art qu'on appelle brut représente à mes yeux et mes oreilles ce qui s'en rapproche le plus. J'étends le concept à l'authenticité des démarches, de celles qui ne peuvent s'éviter, l'urgence dessinant le système de repères de chacun ou chacune. J'aimais la définition de Bernard Vitet qui se considérait comme un dilettante, la notion d'amateurisme venant étymologiquement du verbe aimer. Rien n'est plus dangereux que ceux que Godard, encore lui, nommait "les professionnels de la profession".
La folie est l'espace qui sépare la norme de son impossibilité, sans les petits arrangements que nous nous imposons pour ne pas franchir la ligne. Quel que soit le rivage qu'il aborde, Fantazio surfe toujours sur cette ligne de crêtes où l'inconscient tient lieu de terreau, la distance critique jouant le rôle de balancier ou de cordes vocales en rappel. La musique et le langage tissent le filet où l'acrobate se laisse tomber pour toujours mieux rebondir et se relever entre chaque numéro. Le public aime ces trébuchements qui garantissent l'authenticité de la démarche, loin des fausses perfections de tout académisme. La véritable improvisation est l'art de rattraper les balles perdues. En partageant pendant vingt ans les joies du jonglage avec les comédiens, musiciens et chanteurs de l’ESAT Turbulences à Paris dans le 17e arrondissement (Turbulences Cie), Fantazio a su créer une complicité indispensable pour que ça fonctionne, comme sur des roulettes, avec l'ombrelle en prime(sautier) ! L'ESAT / SAS (Établissement et Service d’Aide par le Travail / Section d’Adaptation Spécialisée) a pour objectif de proposer un travail et / ou une formation professionnelle adaptée à des personnes en situation de handicap, ici souvent l'autisme. En repensant à tous les étonnants spectacles de Fantazio, je n'aperçois aucune frontière avec ce Cosmic Brain qui aura demandé sept ans à son/leurs auteur/s pour que ce jeu de cubes trouve son équilibre. L'artiste se moque des risques lorsqu'il se lance sur le fil avec ses comparses dont la poésie authentique est pure folie. Qu'ils bluesent, rappent, zoukent ou scandent, ils deviennent les modèles de ce qui les a inspirés. Ce disque noir est une arc-en-ciel où volent les camions bleus et où les rêves prennent forme...

P.S.: Dans le passé j'ai chroniqué d'autres œuvres réalisées avec des handicapés ou des pensionnaires d'instituts spécialisés. Toutes méritent que l'on y revienne et s'en inspire, ainsi les CD Les lèvres nues de Pascale Labbé (2005) et Bokân de Benjamin Bouffioux (2011), et récemment le film Dans la terrible jungle de Caroline Capelle et Ombline Ley (2019) où la musique tient un rôle prépondérant. Quant à l'art brut on pourra se référer au Museum of Everything ou à certaines expositions de la Maison Rouge et de la Halle Saint Pierre qui devraient absolument vendre ces fabuleux enregistrements dans leurs boutiques !

→ Fantazio et les Turbulents, Cosmic Brain, LP La Belle Brute, 15€ (disponible aussi sur Bandcamp, 7€ en numérique)
Tout ceci n'aurait pas été possible sans Philippe Duban qui dirige la structure, Benjamin Colin, le trompettiste Aymeric Avice et les Turbulents qui interprètent leurs propres textes.