J'avais pensé le tango comme le blues ou la valse, une musique populaire vivante. Ma discothèque arborait humblement Carlos Gardel, Anibal Triolo, Roberto Goyeneche, le Sexteto Mayor que j'allais écouter aux Trottoirs de Buenos Aires, Olivier Manoury, l'accordéoniste Richard Galliano, le Kronos Quartet ou le violoniste Gidon Kremer jouant évidemment Astor Piazzolla que j'avais découvert en 1974 grâce à son duo avec Gerry Mulligan. Mais en 1986 son époustouflant album Tango: Zero Hour avec son Quinteto Nuevo Tango me fit prendre conscience que le bandonéoniste était un compositeur contemporain et sa musique un coup de fouet salutaire dressant un pont entre la tradition et l'invention, explosant même le genre. Deux ans plus tard son Concerto et les Trois tangos pour bandonéon et orchestre confirmèrent ce sentiment...
Il y a deux ans, invité au Café de la Danse par mon camarade Raymond Sarti en charge de la scénographie des concerts, j'avais été emporté par la fraîcheur de Louise Jallu et de son quartet. C'est d'ailleurs à cette occasion que je découvris aussi le violoniste Mathias Lévy avec qui j'aurai ensuite l'immense joie de collaborer sur Questions avec Élise Dabrowski. Le premier disque de la bandonéoniste, Francesita, entérina mon enthousiasme.


Le nouvel album de Louise Jallu rend hommage à Astor Piazzolla en en proposant une lecture personnelle. Avec le compositeur Bernard Cavanna, elle réarrange le maître du tango avec autant de fougue que de délicatesse, trouvant de nouvelles articulations, de nouveaux accords, s'y plongeant corps et âme, improvisant... Des saturations et de la sirène varésienne de Libertango aux sons du métro parisien de Adiós Nonino, les deux comparses se jouent de l'orthodoxie à lui octroyant des lettres de noblesse. Avec Gustavo Beytelmann, ancien pianiste de Piazzolla, ou Médéric Collignon, au bugle sur Oblivion, le soufflet devient éventail, le passé et l'avenir se conjuguant au présent. J'ai toujours adoré que les bruits du quotidien, ici enregistrés par Gino Favotti, s'immiscent dans la musique tant la réciproque est évidente, basique. Sur Buenos Aires hora cero des bruits de pas donnent le tempo. Le claviériste Marc Benham, le contrebassiste Alexandre Perrot et Mathias Lévy nous entraînent dans la spirale. On aurait envie de laisser aller ses jambes, si le tango n'était si difficile à danser, magique, vertigineux. Une sirène de navire ouvre Los sueños, invitation au voyage. On en a bien besoin par les temps qui ne courent plus ! Les vagues s'effacent, comme tous les bruits du monde cette fois, pour un dernier bain avec Lo que vendrá où tous les musiciens entament une partie de quatre dont la passion est toujours aussi communicative.

→ Louise Jallu, Piazzolla 2021, CD Klarthe, dist. PIAS