J'ai toujours pensé que le rock était une musique de groupe et le jazz celle d'individus. C'est évidemment généraliser un peu vite. Les guitar heroes sont légion, mais le son du groupe prime tout de même sur l'expression d'un seul. D'un autre côté, les grands ensembles de jazz privilégient le timbre de l'orchestre, même s'il constitue un écrin aux solistes. Dans mes écoutes estivales, j'ai retenu cinq albums où le nombre fait masse.

Trois d'entre eux sont sur le label du collectif Onze Heures Onze, à commencer par les deux Workshop de Stéphane Payen. Son quartet devenu octet explore la théorie des ensembles à laquelle j'avais été plutôt rétif en cours de maths ! Son créateur, Georg Cantor, aurait-il également par son nom inspiré les compositeurs intéressés par de nouveaux axiomes ? In and Out, inclusions et exclusions, dedans et dehors, avec et contre plongent les expérimentateurs vers de nouveaux infinis. Les x et les y sont là dansés par le trompettiste Olivier Laisney, les saxophonistes Sylvain Debaisieux (ténor), Bo Van der Werf (baryton) et évidemment Payen (alto), le vibraphoniste Jim Hart, le guitariste Tam de Villiers, le bassiste Guillaume Ruelland et le batteur Vincent Sauve. Dans un second CD, l'extensionnalité invite le guitariste Nelson Veras ou le batteur Thibault Perriard. Si ce jazz contemporain est très écrit, les intersections créent de nouveaux espaces où l'improvisation bouleverse les diagrammes de Venn et d'Euler.

Dans le troisième, Vol III de l'Onze Heures Onze Orchestra, on retrouve Laisney et Perriard associés à Alexandre Herer au Fender Rhodes, Julien Pontvianne aux ténor et clarinettes, Sakina Abdou à l'alto, David Chevallier à la guitare, Amélie Grould au vibra, Maÿlis Maronne aux claviers et Fanny Ménégoz à la flûte. L'idée des automates, une autre façon de réviser ses mathématiques, a inspiré les 5 hommes et les 4 femmes qui composent ce collectif. Ici l'humain s'approprie ou se méfie des nombres. La répétition et l'aléatoire sont interrogés, il suffit d'arrondir à la décimale supérieure pour que naisse le swing. La véritable musique peut-elle être autrement que bancale ?

Plus roots dans sa modernité, le Futura Experience rend hommage aux anciens, à commencer par Gérard Terronès, fondateur du label Futura et disparu depuis. Ornette Coleman, Sun Ra, Charles Mingus, Jimi Hendrix sont passés au crible libertaire. Le big band composé de Frank Assemat (sax bar.), Christiane Bopp (tb, sacqueboute), Xavier Bornens (tp), Morgane Carnet (sax ténor), Sophia Domencich (p, el p), Michel Edelin (fl), Jean-Marc Foussat (synth), Dominique Lemerle (bs), Christian Lété (dms), Rasul Siddik (tp, perc), Sylvain Kassap (cl) et Jean-François Pauvros (gt) qui est à l'origine de ce projet généreux, rassemble des musiciens et des musiciennes de différentes générations dans l'esprit des orchestres des années 60 et 70, machines de guerre ou de revendications qui explosaient comme feux d'artifice ou les crépitements d'un feu de camp. Les voix de Pauvros ou Siddik rappellent que tout a commencé par le blues tandis que le free évoque la liberté du groupe, formée par celles de chacune et chacun.

Je termine par le coffret jaune des œuvres pour orchestre de Luc Le Masne qui s'échelonnent de 1981 à 2003, très grosses machines à l'instar de son Hommage à Fernand Léger, rouleaux compresseurs où s'expriment, selon les époques, des solistes de renom comme Youenn Le Berre, Laurent Dehors, David Chevallier, Serge Lazarevitch, Xavier Le Masne, Denis Colin, Richard Foy, Guillermo Felove, Denis Cuniot, Philippe Slonimski, Peter Volpe, Bruno Girard, François Craemer, Simon Spang-Hanssen, Philippe Sellam, François Cotinaud, Philippe Legris, John Surman, Louis Sclavis, Matthieu Donarier, Eric Giausserand ou Bobby Rangell. Dans les différents orchestres je reconnais d'autres camarades comme Michel Risse, Patrice Petitdidier ou Lionel Martin. Dès la fin des années 70, j'avais suivi Le Masne du groupe Lô au Grand Orchestre Bekummernis sans connaître la suite de ses aventures où la puissance de feu semble sans cesse recherchée, les pupitres montant souvent à trente ou quarante, en particulier les vents et les percussions. La tradition du big band de jazz se mêle à un goût pour les rythmes mexicains et cubains au point que je me rappelle Edgard Varèse comparant ce genre d'ensemble à un tigre quand l'orchestre symphonique lui faisait penser à un éléphant hydropique ! D'une formation à une autre ce bulldozer garde la forme, force mâle en quête d'une perpétuelle érection, fut-elle souvent lyrique.

→ Stéphane Payen, The Workshop, In and Out et Extensions, 2 CD (et numérique) Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 8 octobre 2021
Onze Heures Onze Orchestra, Vol III, CD Onze Heures Onze, sortie le 3 septembre 2021
→ Futura Experience, CD Le Générateur, dist. L'autre distribution
→ Luc Le Masne, Œuvres pour orchestre, coffret triple CD Buda Musique, dist. Socadisc