Difficile de rendre l'émotion et l'intelligence du compositeur italien Ennio Morricone capturées par le réalisateur Giuseppe Tornatore tant le film laisse d'impressions diverses à son issue. Les débuts sont difficiles, un père trompettiste très strict qui veut passer le relais à un fils conscient de son handicap de classe et pense devenir médecin. Des arrangements pour des chanteurs de variétés... Son passage à Darmstadt lui donne l'idée d'adapter les apports du dodécaphonisme à la musique tonale. L'entrée en musique de film, méprisée par son professeur Goffredo Petrassi, est un accident. Il vit longtemps son succès avec culpabilité. Sa participation au groupe d'improvisation et de composition avant-gardiste Nuova Consonanza lui offre de s'affranchir des contraintes hiérarchiques, commerciales et académiques. Un pied dans le monde populaire et l'autre dans le classique, il trouve comment mêler les deux en intégrant des instruments comme la guitare électrique, la guimbarde, l'harmonica ou le sifflement à ses arrangements orchestraux. S'il saisit instantanément l'ambiance d'une scène, il sait aussi prendre le contrepied pour éviter l'illustration. Sa musique apporte des sensations absentes de l'image. Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini, Dario Argento, Marco Bellocchio, Gilles Pontecorvo, Elio Petri, Henri Verneuil, et évidemment, le premier, Sergio Leone, qu'il retrouve après avoir partagé les mêmes bancs à l'école, s'en entichent. On sait tout cela.


Dans Ennio, le film de deux heures et demie que Tornatore lui consacre (sortie en France le 4 mai), Morricone livre ses secrets avec la plus grande simplicité. Ce ne sont pas véritablement des secrets, mais sa manière de voir, son goût pour les fioritures et la simplicité, sa façon de détourner un cliché en se l'appropriant, sa faculté d'intégrer les bruits à sa partition, son humour aussi. Sa femme Anna est sa première auditrice, qui sans ne rien connaître à la musique valide ou pas la moindre chose qu'il compose. Je me souviens avec émotion du couple, en 2016 au Teatro Olimpico à Rome, assis juste devant nous, venu écouter l'adaptation de Carmen par l'Orchestra di piazza Vittorio dans laquelle ma fille Elsa tenait le rôle de Micaëla. Il mourra quatre ans plus tard.
Comme à beaucoup de musiciens, Ennio Morricone donne envie d'inventer, de sortir de sa zone de confort. Cherchant actuellement une nouvelle voie à mon travail, son inclinaison à faire du neuf avec du vieux m'inspire. Depuis mes débuts j'ai mélangé les instruments traditionnels à l'électronique, aux jouets, aux bruits, cosignant avec des camarades bien meilleurs mélodistes et harmonistes que moi. Je regrette parfois de n'avoir pas les compétences que mes désirs me susurrent, et de n'avoir pour autant jamais mis en pratique ma conception de la musique de film à un long métrage de fiction. Pour des courts, des documentaires, des vidéos, des jeux, des applications, j'ai heureusement pu jouir du rapport de confiance indispensable à toute collaboration cinématographique, car la musique est le seul élément qui échappe totalement au réalisateur. Pas moyen de lui faire écouter avant de l'avoir enregistrée. Les maquettes ne peuvent être convaincantes. Elles sont même contre-productives. N'importe quelle musique fonctionne, mais c'est le sens qui change. Composer pour l'image, c'est maîtriser le sens, et donc les émotions dans leur complexité.
Morricone utilise le dissonances pour désarçonner les spectateurs, troubler les sens. Son lyrisme est pourtant emprunt de nostalgie romantique. Ses compositions les moins originales sont inhérentes à la qualité des films sur lesquels il travaille. Il prétend ne pas aimer les mélodies, mais les siennes sont inoubliables. Lorsqu'il ne compose pas à l'ancienne, crayon et gomme et ce dans le plus grand silence, il improvise en direct dirigeant ses comparses en jouant de la trompette. Le montage de Tornatore alterne avec succès son long entretien, nombreux témoignages, des versions en concert qu'il dirige de main de maître synchronisées avec les extraits de films. Hélas, comme d'habitude, l'hagiographie alourdit inutilement le film et l'on peut regretter que ses plus proches collaborateurs en soient absents, mais Ennio reste passionnant.