Et bien voilà, j'ai encore une fois sombré dans la consommation compulsive en acquérant le nouveau disque du Quatuor Kronos. Je pense que je les ai à peu près tous et je ne m'en lasse pas. Ils ont une manière rock d'attaquer les cordes qui m'électrise. Comme Rainbow (Music of Central Asia vol.8) et Long Time Passing (célébrant Peter Seeger), ce n'est pas Nonesuch (Warner), mais Smithsonian Folkways qui publie l'opéra Mỹ Lai composé par Jonathan Berger sur un livret de Harriet Scott Chessman.
"Le 16 mars 1968, l'armée américaine tua plus de 500 civils non armés, dont nombreuses femmes et enfants, dans le hameau de Mỹ Lai, au Vietnam. La brutalité inimaginable de l'événement a touché tous ceux qui en ont été les témoins directs, y compris le pilote d'hélicoptère Hugh Thompson qui, contre les ordres, est intervenu pour sauver des vies vietnamiennes. L'histoire de Thompson est à l'origine de cet opéra qui met en scène les descriptions viscérales et fantasmatiques du chagrin, de l'horreur et de la culpabilité de Thompson, hanté par les souvenirs persistants de ce jour cataclysmique."
Écrit sur la sollicitation du premier violon, David Harrington, l'opéra est un monodrame se déroulant en décembre 2005 dans la chambre d'hôpital de Thompson qui meurt d'un cancer, se remémorant ses trois atterrissages, non autorisés, dans l'espoir d'arrêter le massacre. Aux côtés du Kronos Quartet sont présents la multi-instrumentiste vietnamienne Vân-Ánh Vanessa Võ aux t’rưng, đàn bầu et đàn tranh (en 2013 elle avait enregistré Three-Mountain Pass avec le Kronos) et le chanteur Rinde Eckert. Dans le prologue on y entend aussi les enregistrements de la berceuse Quảng Ngãi par Pham Thi Mac et Vietnam Blues de J.B.Lenoir. À plusieurs reprises, un jeu télévisé cynique est projeté derrière les musiciens qui pose Thompson en candidat involontaire d'une mascarade. Il faudra trente ans pour que le gouvernement américain reconnaisse son héroïsme et quarante pour que le lieutenant William Calley qui avait dirigé le massacre exprime des remords bien tardifs. Le livret qui accompagne le CD ou les 2 vinyles intègre le Journal du survivant Trần Văn Đức qui avait sept ans à l'époque et la liste terrible des 504 victimes.
La musique de Jonathan Berger est extrêmement digne. Les percussions et cordes vietnamiennes s'intègrent dramatiquement au quatuor dont les dissonances réfléchissent la tristesse et la colère de Thompson...



Le 3 mai 2013, j'avais chroniqué une autre œuvre protéiforme sur le même sujet, le massacre de Mỹ Lai, composée en 1971, soit seulement trois ans après l'évènement, par Ilhan Mimaroğlu, Sing Me a Song of Songmy, fondamentalement plus proche de mes goûts esthétiques et de mes aspirations politiques. Depuis, rien n'a changé, les crimes de guerre se perpétuent partout sur la planète, et les troupes américaines sont responsables d'une bonne partie d'entre eux, sans que les populations visées inquiètent leurs frontières...

Un opéra contre la guerre


C'est incroyable comme certains OMNI (tout Objet Musical Non Indentifiable) refont surface et révèlent leur insoupçonnable précocité. J'ai chroniqué il y a peu l'extraordinaire Agitation de Ilhan Mimaroğlu qui rassemblent des pièces révolutionnaires de 1974-75. Sing Me a Song of Songmy est un brûlot politique d'une invention musicale protéiforme exceptionnelle, sorte d'équivalent "pop" de Mr Freedom, le film de William Klein. Le dispositif est somptueux : en plus du Quintet du trompettiste de jazz Freddie Hubbard, du chœur Barnard-Colombia, d'un orchestre à cordes dirigé par Arif Mardin également à l'orgue Hammond, des récitants Mary Ann Hoxworth, Ñha-Khê, Charles Grau, Gungör Bozkurt et Freddie Hubbard, le compositeur et producteur Ilhan Mimaroğlu a intégré un synthétiseur et trafiqué les sons des uns et des autres ! Les textes de ce joyau de 1971 sont du poète turc Fazıl Hüsnü Dağlarca, du Vietnamien Ñha-Khê, de Kirkegaard et Che Guevara tandis que Scriabine ou Brahms y sont cités...
À quoi comparer cette homogénéité encyclopédique, mélange d'expressions et de textures si différentes ? Déserts d'Edgard Varèse, première œuvre pour orchestre et bande magnétique, fit scandale en 1954. Jazzex de Bernard Parmegiani, première rencontre de l'électro-acoustique et d'improvisateurs de jazz, ici Jean Louis Chautemps, Bernard Vitet, Gilbert Rovère et Charles Saudrais, date de 1966. Frank Zappa a publié Lumpy Gravy en 1968. Je me reconnaîtrai dans toutes, enregistrant Défense de en 1974, suivi de la fondation d'Un Drame Musical Instantané où pendant 32 ans il sera évidemment question de mélanger sans hiérarchie tout ce que le son peut produire lorsqu'il s'agit de défendre un propos. De fil en aiguille, la prochaine découverte semblerait être Amalgamation de Masahiko Satoh ; j'attends patiemment le facteur.
Pour Sing Me a Song of Songmy, Mimaroğlu a engagé un des deux trompettistes du Free Jazz d'Ornette Coleman, celui d'Out to Lunch d'Eric Dolphy, d'Ascension de John Coltrane, du film Blow Up d'Antonioni. Freddie Hubbard s'est entouré de Junior Cook au sax ténor, Kenny Barron au piano, Art Booth à la basse et Louis Hayes à la batterie.


L'œuvre est délicate. Elle se réfère au massacre de Songmy en 1968, aussi appelé My Lai, 500 civils vietnamiens torturés, violés, assassinés par les troupes américaines. La même année que cet album qui prône le Peace and Love de l'époque, Joseph Strick remporte l'Oscar du meilleur documentaire en interviewant cinq vétérans. Par contre, le pamphlet de Mimaroğlu contre la guerre qui ne s'achèvera qu'en 1975 fit un flop, comme toutes les œuvres prophétiques, trop avancées pour son temps. Elle ne rentre dans aucun moule. Cette suite est pourtant un joyau où les sons électroniques, les cordes, le free jazz et les voix réfléchissent la poésie des hommes qui vivent debout, dénonçant tous les crimes, racisme et violence, tout en prônant l'amour que seul l'art a jamais su traduire bien qu'il soit impalpable.

→ Ilhan Mimaroğlu, Sing Me a Song of Songmy avec Echoes of Blues de Freddie Hubbard, CD Collectables
→ Jonathan Berger (par le Kronos Quartet, Vân-Ánh Vanessa Võ et Rinde Eckert), Mỹ Lai, CD ou 2 LP Smithsonian Folkways