[...] Apercevant les deux cadres sur une étagère de ma tante Arlette [décédée en février 2020 à 95 ans] je n'ai pas reconnu mes grands-parents. Avais-je seulement jamais vu cette photo prise à L'Isle-Adam à la fin des années 20 alors qu'ils étaient encore jeunes avec leur fille aînée à leurs côtés ? La naissance de ma mère [décédée en février 2019 à 90 ans], qui ne porte aucun intérêt au passé, ni au futur d'ailleurs, réduisant ainsi la conversation aux sujets d'actualité, suivrait probablement de peu ces portraits de famille. Il n'y a presqu'aucune trace généalogique dans ses placards. Sur les images mon grand-père, pas encore chauve, porte la moustache et ma grand-mère, si elle a perdu sa taille de guêpe, n'est pas encore la grosse dame de mon enfance qui portait chapeau avec épingles. La bonhommie de Roland, la clope au bec, contraste avec le sourire forcé de Madeleine. Sur les rares photos que j'ai faites de Grand-Maman, elle tire la langue. Papa [décédé en janvier 1988 à 70 ans], qui n'avait pas eu de mère et dont le père n'était pas revenu d'Auschwitz, les appelait Papa et Maman, ce qui ne l'empêchait pas de se chamailler avec Grand-Papa, gaulliste fidèle.
Ma grand-mère [décédée en février 1966 à 67 ans], qui nous gardait le jeudi, se plaignait qu'avec mon taquin de cousin nous la fatiguions. Je revois Serge me promener en courant avenue Constant Coquelin avec la poussette en osier qui servait au marché ou lors de nos excursions au cinéma La Pagode. Lorsque Grand-Maman se réveillait de sa sieste, nous avions le droit à un bonbon, grande boîte ronde en métal cachée dans l'armoire au milieu des draps ou à une pastille Vichy dans la bonbonnière posée sur sa table de nuit. Plus tard j'aurai coutume de l'appeler pour lui annoncer le résultat de mes classements scolaires [Je sentais qu'il me fallait de bonnes notes pour attirer leur tendresse déficiente, elle comme ma mère. Elles étaient toutes deux très complexées physiquement]. Ses joues tendres rappelaient la guimauve et une odeur de poudre de riz s'envolait lorsque nous l'embrassions. Les deux photographies me font l'effet d'une découverte archéologique. J'y cherche la réponse aux énigmes de la famille, feuilletant mes souvenirs comme les pages jaunies d'un livre qui s'écrit paradoxalement au fur et à mesure que je grandis.

Pour évoquer mon grand-père maternel [décédé en février 1974 à 77 ans, décidément les débuts d'année, en particulier le mois de février, semblent fatals à la famille !], je joins à cet article du 27 janvier 2010 un plus ancien du 26 décembre 2008 et un très récent du 18 octobre 2021.

PARADE


Quand j'étais petit, mon grand-père m'emmenait chaque année assister à la Parade de la Garde Républicaine. Mon passage préféré était l'escadron motocycliste roulant au ralenti et tricotant d'étonnants enchevêtrements en équilibre sur leurs engins. L'ensemble ressemblait à un défilé militaire à travers les âges. Je crois que Grand-Papa aurait aimé continuer l'armée plutôt que faire le représentant en toile de tente. C'est comme cela que je m'en souviens. Il répétait imperturbablement l'histoire de sa jument qui s'appelait Arlette (comme son aînée !) ou nous donnait des cours théoriques de tir au mortier, surtout si mon cousin Alexandre l'y exhortait avant de prendre le large, nous plantant là. Pour mes exposés sur la Guerre de 14, l'officier de réserve, c'est ainsi qu'il aimait se représenter, me prêtait son casque de poilu, sa citation de blessé à Verdun et ses décorations. Il militait à la Protection Civile. Mon père le provoquait politiquement parce qu'il était resté gaulliste après 1945, il l'appelait Papa, lui dont la mère était morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans et dont le père était parti en fumée à Buchenwald. Je l'aimais bien, même si les échanges étaient limités. Je me suis fait réformé ! J'entretenais par contre une vraie complicité avec ma grand-mère que nous appelions Grand-Maman. Il se prénommait Roland et elle Madeleine. Ma mère n'aurait jamais supporté que ses petites-filles l'appellent autrement que Geneviève. Le film transmis par Henri Texier m'a rappelé ses nuits de mon enfance que je partageais seul avec mon grand-père. Ah, la précision suisse, le chocolat, la neige, le paradis fiscal, ça grise !

GRAND-PAPA


Ayant souvent évoqué mon grand-père paternel, Gaston, disparu à Auschwitz, j'ai négligé ici Grand-Papa décédé à 77 ans lorsque j'en avais 21. Grand-Maman était partie huit ans plus tôt. Ils étaient nés tous deux à la fin du XIXe siècle et ma mère était la seconde de leurs trois filles. Tous les jeudis ma grand-mère me gardait avec mon cousin Serge, qui, quatre ans plus âgé que moi, se souvient de quantité de détails qui m'ont échappé. Grand-Papa était représentant en toiles de bâche pour les Établissements Jeanson à Armentières, il avait, entre autres, comme client Trigano dont le slogan au lancement du Club Méditerranée était "Le camping, c'est Trigano". Il aurait préféré faire une carrière militaire, mais sa famille l'en empêcha. Je me souviens qu'il avait connu Erik Satie et Max Jacob, mais je ne sais plus dans quelles circonstances. Grand-Papa avait la nostalgie de l'armée. Il racontait souvent comment il avait sauvé ses hommes dans les tranchées avec un petit coup de gnôle, la technique du tir au canon de 75 et au mortier, ou que sa jument s'appelait Arlette, prénom qu'il donna ensuite à son aînée ! J'aimais bien mon grand-père que mon père, son gendre, appelait Papa, peut-être pour avoir perdu le sien... C'était un homme gentil, un peu réservé, qui semblait vivre dans un autre monde. Comme à la fin de sa vie il conduisait pied au plancher jusqu'à couler une bielle, aucun de nous n'avait envie de l'accompagner, mais il en fallait toujours un qui se sacrifie. Les jours où c'est tombé sur moi, je n'en menais pas large. À la sortie du garage où il avait conduit sa 403 après un accident, il pouvait très bien emplafonner un autre véhicule et faire demi-tour aussi sec !
Écolier, puis lycéen, j'ai souvent fait des exposés sur Verdun où il avait été blessé et prisonnier en 1916 alors qu'il était officier aspirant ; j'emportais sa citation pour l'occasion, un casque de poilu et quelques médailles dont sa Légion d'Honneur. Grand-Papa la portait d'ailleurs à la boutonnière, une rosette rouge. Il avait participé aux deux guerres, été fait prisonnier à nouveau en juin 1940 dans le Cotentin, rapatrié comme chargé de famille avant de devenir chef du ravitaillement pour le Cantal, d'abord dans la Résistance (commandant dans les FFI), puis à la Libération. En fouillant dans les archives, mon cousin a trouvé une photo du Lieutenant Roland Bloch au 24ième Régiment d'Infanterie, qu'il pense avoir été prise entre 1924 et 1935. À l'époque les officiers étaient à cheval. On appréciera la longueur du sabre. Officier de réserve, il se tournera plus tard vers la Protection Civile. Il m'emmena chaque année revoir le Tombeau de Napoléon aux Invalides qui étaient proches de leur appartement de l'avenue Constant-Coquelin et à la Parade de la Garde Républicaine. Ce défilé de soldats en costumes à travers les siècles se terminait par les acrobaties de l'escadron motocycliste. Depuis, je n'ai jamais pu prendre vraiment au sérieux un motard de la police, me rappelant les figures incroyables qu'ils réalisaient debout sur leurs marche-pied. Quant à l'armée, j'ai préféré me faire réformer P5 plutôt que de perdre un an à jouer à la guerre. Il faut dire qu'à l'époque j'étais plutôt "Peace & Love" et qu'en 1975, sursitaire, je travaillais déjà comme compositeur dans le monde de l'audiovisuel.
Je ne possède presque aucun objet lui ayant appartenu. Ma jeune tante, qui vécut avec lui jusqu'à la fin de sa vie, s'est débarrassée de tant de souvenirs de famille qui auraient pu nous intéresser. Dont le piano, un crapaud qui trônait dans un coin du salon ! Quelques pipes dorment au fond d'un de mes tiroirs. Deux plateaux marocains en cuivre au grenier et deux vases réalisés à partir de culots d'obus. Je crois que c'est tout. De ma grand-mère, une sculpture représentant deux petits singes que j'aime énormément, un vase en verre vert Modern Style et quelques partitions. La dernière semaine de sa vie, comme le personnel hospitalier exhortait mon grand-père à se nourrir, il répondit qu'il ne comprenait pas pourquoi on l'ennuyait alors qu'il avait déjeuné le midi-même d'un homard à la crème au restaurant de la Tour Eiffel. Belle manière de tirer sa révérence !