Marie-Anne a pensé à moi en regardant Sympathie pour le diable, le film de Guillaume de Fontenay. Bien qu'il soit sorti en 2019 et que je sois particulièrement sensible au siège de Sarajevo, je n'en avais jamais entendu parler. Il retrace l'histoire du journaliste Paul Marchand dans la ville martyre fin 1992, un an avant que j'y sois à mon tour envoyé comme réalisateur par l'agence de presse Point du Jour. J'ai donc regardé et écrit sur de nombreux films de fiction et documentaires traitant de ce sujet, peut-être comme un exutoire à l'expérience qui m'avait transformé. J'y avais réglé ma peur de la mort, mais il paraît que j'en étais resté un peu fou pendant toute une année. Suite à ma ma participation à la série Sarajevo: a street under siege initiée par Patrice Barrat et qui nous valut un British Academy of Film and Television Arts Award (BAFTA) et le Prix du Jury au Festival de Locarno à titre collectif, j'avais enchaîné avec le court métrage Le sniper projeté dans 1000 salles en France et sur presque toutes les chaînes de télé, puis le CD Sarajevo Suite et enfin le spectacle éponyme. L'année suivante, le réalisateur Ademir Kenović avait commandé à Bernard et moi la musique, pour orchestre symphonique et deux chœurs, de son long métrage Le Cercle Parfait ; nous y avions consacré trois mois pleins avant que le coproducteur allemand impose un autre compositeur. Sans nouvelle et aucun dédommagement, cette malheureuse aventure eut le mérite de m'aider à rompre le lien pathologique qui m'obsédait. J'ai raconté ici et là mon aventure sarajévienne qui n'avait duré que trois semaines alors que ses habitants avaient vécu un cauchemar de quatre années...


Marie-Anne Bernard-Roudeix a pensé à moi en voyant le film, parce qu'elle trouve que je ressemblais un peu à Paul Marchand, enfin pas vraiment et peut-être même pas du tout, puisque j'avais été choisi justement parce que je n'étais pas journaliste. J'étais censé prendre du recul par rapport à l'information. Les journalistes de guerre sont souvent des "soldats" de presse, fortes têtes quasi suicidaires sur qui l'horreur glisse comme sur une toile cirée. Les plus téméraires font même courir des risques mortels à leurs équipes ou aux autochtones en allant au devant des ennuis. J'ai évidemment rencontré des connards finis et des humanistes exemplaires. Si Paul Marchand était un provocateur, il était aussi un écorché vif qui ne supportait pas la passivité de la communauté internationale et de la Force de Protection des Nations Unies (FORPRONU). Il s'est suicidé par pendaison en 2009. J'ignore si c'est lié à son engagement, mais je ne peux m'empêcher de penser à Patrice Barrat qui s'est infligé le même sort en 2018.
Marie-Anne, qui était à l'origine du disque Sarajevo Suite que j'ai réalisé avec Corinne Léonet, est restée attachée à ce tournant de l'Histoire qui rompt avec l'après-seconde-guerre-mondiale en permettant à l'horreur de revenir sans complexe sur la scène internationale, cynique comme jamais. Le film de Guillaume de Fontenay est passionnant parce qu'il est d'une véracité troublante. J'en ressors bouleversé. Il n'y a pas que les personnes croisées là-bas, il y a les lieux. Je reconnais l'Holiday Inn où je me lavais en crachant dans mes mains, l'hôpital où j'assistai à une opération d'une jeune femme ventre ouvert sans eau ni électricité, l'immeuble de la télévision où notre voiture nous conduisait chaque soir dans le noir pied au plancher en empruntant Sniper Allée parce que nous devenions la cible des Tchetniks, les rues de notre quartier, etc. Je reconnais aussi ma colère contre le patron des documentaires à la BBC qui m'avait censuré en m'accusant d'être devenu sarajévien. Le titre se réfère évidemment à la chanson des Rolling Stones que Marchand adorait, comme il avait peint à l'arrière de sa voiture : "Ne gaspillez pas vos balles, je suis immortel." Il fut grièvement blessé à Sarajevo et évacué de justesse.
J'ai regardé tout le film atterré, ne pouvant retenir mes larmes à la mort d'un enfant, visé pour installer sadiquement la peur parmi la population. Comme le dit Marie-Anne que j'ai appelée à la fin du film, nous ne sommes d'accord politiquement sur rien, mais nous partageons les mêmes vues sur l'essentiel. La guerre est vraiment une chose horrible, inadmissible, car les victimes sont toujours les populations civiles alors que les motifs sont le plus souvent économiques. Partout sur la planète, les médias, sorte de quatrième corps d'armée de chaque pays, montent les uns contre les autres, exacerbant le nationalisme à la manière des grandes compétitions sportives, et fabriquant la haine de ses voisins en justifiant chaque fois la vengeance. Les ressources naturelles, le commerce des armes, le marché de la reconstruction entretiennent l'économie des puissants au détriment des plus pauvres qui s'entretuent sur l'autel de l'absurde.