La sortie récente du dernier album d'Orelsan, qui date déjà d'un an, mais augmenté de dix nouveaux morceaux rassemblés sous le titre de Civilisation perdue, dite aussi Édition ultime, ne fait pas tous les suffrages. Évidemment ! Civilisation était un petit chef d'œuvre vendu à plus de 500 000 exemplaires. Les nouvelles chansons ne sont pas vraiment à la hauteur, mais elles sont justifiées par la mise en ligne de la saison 2 de la série télé Montre jamais ça à personne réalisée par son frère, Clément Cotentin, diffusée par Amazon Prime, et que j'avais saluée dans cette colonne. Les quatre nouveaux épisodes sont le making of de l'album avec les morceaux qui avaient été écartés comme son duo Évidemment avec la chanteuse Angèle. La musique est basique, mais l'autobiographie, typique des rappeurs, se justifie. De même, cet ajout audiovisuel ne crée pas la surprise de la première saison, mais la sincérité de l'artiste est indéniable, entouré de ses potes sans qui il ne serait pas là. Montre jamais ça à personne comme Civilisation, version originale ou ultime, sont des témoignages incontournables de notre époque. Contrairement à elle, Orelsan évolue aussi en mûrissant. Oscillant systématiquement entre destruction et construction, la noirceur des textes, sans être cyniques, n'a rien d'étonnant.


Dans le numéro 42 (février 2022) de l'excellent Journal des Allumés du Jazz, Franpi Barriaux, L'1consolable, Julia Robin, Tony Benoist et moi-même avions écrit quelques mots sur l'album d'Orelsan. Voici ma petite contribution :

Il est courant de condamner les textes des rappeurs sans les avoir jamais écoutés. Si cela est possible, le Journal des Allumés devrait donc, en amont, reproduire les paroles de L’odeur de l’essence. Les images des clips d’Orelsan livrent également des informations sur sa manière de présenter les choses, mais le papier a ses limites.
L’odeur de l’essence est dans la continuité de Basique, un constat d’échec de notre société capitaliste qui a réussi à faire perdre leurs repères aux populations, surexploitées. « Nostalgie, incompréhension, peur, désespoir, paranoïa, panique, méfiance, haine », les mots sont là, mais trop d’auditeurs ont pris l’habitude de s’y tenir sans considérer le ton. Lorsqu’Orelsan clame « Allumer l’incendie, tout enflammer », est-ce un appel à l’insurrection ou la dénonciation d’un montage comme celui de Rome ou du Reichstag ? La manipulation exige de taxer les critiques de complotisme, d’où qu’elles viennent, pour les faire taire. À ce propos, le travail de l’Américain Edward Bernays est bizarrement quasi inconnu en France alors que ce neveu de Freud, adaptant de façon perverse les théories de son oncle, inventa la propagande politique, l’industrie des relations publiques, le marketing et favorisa le consumérisme. Goebbels s’en est inspiré et presque tous nos médias actuels en sont issus. Orelsan a bien compris que le problème est toujours systémique. Il ne peut exister de réponse individuelle.
En musique, aujourd’hui, les chroniqueurs critiques de notre société se reconnaissent dans le rap. Orelsan a beau s’en méfier, il fait partie des moralistes. Sait-il même qu’il est anarchiste ? Avec ses qualités et ses défauts, il est l’équivalent d’un Léo Ferré. Évoquer la misogynie de ses textes d’il y a douze ans sans se référer à celle de Brassens, Brel ou Ferré tient de la mauvaise foi. Ses textes récents se démarquent d’ailleurs de ses provocations juvéniles. Montre jamais ça à personne, le passionnant film en cinq épisodes que son frère lui a consacré, expose ses doutes et son opiniâtreté, sa paresse et son courage, son côté loser et la success story, son sens de la famille et de la camaraderie.
Le clip de L’odeur de l’essence met en scène la bousculade de la foule jusqu’à se marcher les uns sur les autres. L’individualisme a eu raison de la solidarité. Comme les paroles, les images tirent tous azimuts. L’inventaire est bourré d’hameçons. Tyrannie des chiffres. Fausse démocratie. Malbouffe. Alcoolisme. La planète se meurt. Les pôles fondent. Les déchets nous submergent. Les pays riches se goinfrent sur le dos des pauvres. La violence des Gilets Jaunes n’est-elle pas dérisoire face à celle de la police, instrument physique de la pression sociale ? La famine nous guette et avec elle la révolution, mais laquelle ? Pour se transformer en quelle Terreur ? Et puis, le pétrole, évidemment. Les énergies fossiles. L’origine du mal. Pollution et conflits. Orelsan fustige la pensée binaire. Les tentatives pour le faire taire ont accéléré sa reconnaissance. La société qu’il met en joue est un milliard de fois plus cynique que son désarroi.
La musique est hélas plus banale que le texte. C’est là que le bât blesse trop souvent dans le rap en général. Si les samples pompés et les pompes orchestrales fonctionnent ici avec la catastrophe sur écran géant, je regrette que tous ces artistes ne fassent pas plus souvent appel à des Allumés inventifs. Le secret de l’avenir réside probablement dans la fusion des communautés.