Découvrant une chronique du petit livre consacré à Adam Curtis dans les Cahiers du Cinéma, j'ai sauté de joie. De toute évidence son auteur n'avait que survolé l'œuvre du génial réalisateur de la BBC qui préfère d'ailleurs se penser journaliste. Tout le contraire de Julien Abadie, François Cau, Jérôme Dittmar, Fernandoo Ganzo et Jacky Goldberg qui, dans Pandore, le Monde dans l’œil d’Adam Curtis, évoquent relativement méticuleusement chaque film, ce qui a pour moi surtout l'intérêt de me rappeler leur contenu en fonction des titres, puisque je les ai tous dévorés, mais que je m'y perds parfois. L'initiative de ce petit livre revient à Jérôme Dittmar, directeur éditorial de Façonnage, une maison indépendante qui soigne la présentation. S'il a demandé au musicien Jean-Baptiste de Laubier [Para One] d'en écrire la préface, c'est surtout l'entretien avec Adam Curtis qu'il mène avec Jacky Goldberg qui me ravit. Mon documentariste préféré (je parle des vivants) répond avec la même rigueur qu'il utilise dans ses films, autant direct qu'entre les lignes, histoire de suggérer sans braquer le lecteur, comme il le fait avec ses employeurs de la télévision britannique. Ses points de vue sur le monde sont passionnants, loin des illusions perdues, fustigeant l'individualisme qui le plus souvent s'ignore, au profit d'un réveil collectif auquel il croit et du moins qu'il espère. Le plus simple est de republier deux articles que je lui consacrai, le premier du 23 juin 2016, le second du 24 Octobre de cette année.

Adam Curtis, documentariste à l'œuvre contre les idées reçues


Si vous n'avez jamais entendu parler du documentariste britannique Adam Curtis (plus fourni, mais en anglais dans le texte) cela n'a probablement rien de surprenant et il n'est pas trop tard pour rattraper le temps perdu à regarder des reportages plan-plan comme il y en a tant. Adam Curtis réalise des films presque exclusivement pour la BBC, or le monde du cinéma méprise royalement ce médium. De plus il est anglais et il est difficile de trouver ses films sous-titrés. Deux raisons pour passer à côté d'un incontournable pourfendeur de l'establishment dont les recherches formelles de ses derniers films sont à l'égal des sujets traités. On connaît la réputation des Britanniques en matière de documentaires et cette fois vous serez servi !


Contrairement à ses autres documentaires qui ont recueilli quantité de prix dont de nombreux BAFTA, It felt like a kiss (2009) n'est pas un film en soi puisqu'il fait partie d'un spectacle multimédia de la compagnie Punchdrunk avec la partition du musicien de Blur et Gorillaz, Damon Albarn, interprétée par le Kronos Quartet, mais c'est un des plus drôles, accessible même si l'on ne comprend pas bien la langue de Shakespeare ou de Lennon-McCartney. Dans ses films les plus récents Adam Curtis utilise des images d'archives qui ne semblent pas toujours en rapport avec son sujet, mais qui sous-tendent un discours intelligent et sensible touchant souvent à l'inconscient. La manipulation de l'opinion dans les pays démocratiques est justement le thème de The Century of the Self (2002) ou comment le neveu de Sigmund Freud inventa les relations publiques et la société de consommation en adaptant les théories de son oncle, suivi par Anna, la fille coincée du psychanalyste viennois.


Dans tous ses films, souvent assez longs et découpés en trois ou quatre parties d'une heure, on découvre des séquences incroyables d'images vues nulle part ailleurs. La fiction et le réel se mêlent souvent pour servir son propos. Le travail de montage et de sonorisation est remarquable. Dans ses films les plus récents les cartons rappellent explicitement les travaux de Jean-Luc Godard, mais ailleurs la voix de Curtis accompagne souvent ses montages insolents ; les images et les sons ne sont pas des redondances du commentaire, ils jouent de transversalités en s'inspirant de Brecht et Freud. Pandora's Box (1992) aborde les dangers de la rationalité technocratique et politicienne, The Living Dead (1995) les manipulations de l'Histoire nationale et de la mémoire individuelle, The Power of Nightmares (2004) le parallèle entre l'islamisme du monde arabe et le néo-conservatisme des États Unis avec leur intérêt mutuel de créer un ennemi pour attirer notre sympathie, The Trap - What Happened to our Dream of Freedom (2004) le concept simpliste de liberté sur des êtres devenus robotiques à force de bourrage de crâne, All Watched Over By Machines of Loving Grace (2007) la faillite des ordinateurs à nous rendre la vie meilleure, Bitter Lake (2015) l'alliance perverse de l'Arabie Saoudite avec les États Unis créant un monstre sous prétexte de lutter contre le Mal, etc.
J'ai découvert Adam Curtis par hasard en prenant It felt Like A Kiss pour un film de Bill Morrison dont j'ai acquis depuis le triple coffret Blu-Ray. Le style était très différent, mais l'un et l'autre se servent exclusivement d'images d'archives avec des partitions sonores savamment travaillées. Je pensais plutôt à une sorte d'actualisation du génial A Movie (1958) de Bruce Conner.


Il existe quantité de petits films et la plupart des longs de Curtis sur Vimeo ou YouTube, tous en anglais [souvent] non sous-titrés, mais relativement compréhensibles selon vos connaissances en anglais. J'en ai reproduits deux ci-dessus, commencez par ceux-là, les plus anciens sont de facture plus classique, mais très au dessus de ce que l'on nous montre la plupart du temps.

Russia 1985-1999: TraumaZone


Russia 1985-1999: TraumaZone (sous-titré un temps What It Felt Like to Live Through The Collapse of Communism and Democracy, soit Ce que j'ai ressenti à vivre la chute du communisme et de la démocratie) est un documentaire en six parties d'une heure chacune, réalisé par le formidable Adam Curtis. Mais cette fois le réalisateur britannique n'ajoute aucun commentaire en voice-over ni d'illustration musicale. C'est un montage brut de documents d'archives avec seulement des titres ou phrases informatives qui s'inscrivent de temps en temps en surimpression. Personne à la BBC ne voyait l'intérêt de ces stock-shots numérisés par un des employés du bureau de Moscou jusqu'à que Adam Curtis décide de s'y coller. Comme tous ses films précédents, l'expérience est époustouflante. Au travers de courtes séquences extrêmement variées de la vie quotidienne en Russie, publique et privée, mais aussi le désastre militaire en Afghanistan ou les recherches sur le site de Tchernobyl, Adam Curtis montre la déliquescence de l'Union Soviétique, la montée du capitalisme et de la puissance des oligarques, les retombées sur toutes les couches de la société russe qui mèneront au pouvoir grandissant de Vladimir Poutine. Les séquences a priori sans rapport de cause à effet relèvent de l'art du montage, laissant au spectateur le soin de créer ses propres synapses. Toutes proportions gardées, je n'ai pu m'empêcher de penser aux chefs d'œuvre La route parallèle de Ferdinand Khittl ou aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard [comparaison qui contrarie Curtis qui ne les a pas vus ! Peut-être craint-il de rencontrer un autre lui-même comme jadis Schnitzler et Freud].


Mikhaïl Khodorkovski, le premier oligarque, spécule sur le passage des échanges "non cash" (beznalichnye) à l'argent réel. Mais les prix commencent à flamber pour la population. Mikaïl Gorbatchev espère sauver le communisme, mais la Perestroïka devient une catastrophe. Elle exacerbe les nationalismes et les désirs d'indépendance des différentes républiques qui composaient l'URSS. Les émeutes en Géorgie sont réprimées. L'Arménie se rebelle et vote l'indépendance. Boris Eltsine donne le coup de grâce à ce qu'il était coutume d'appeler le communisme en Russie et à la Perestroïka. La corruption bat son plein. Le putsch de Moscou échoue, mais il affaiblit l'armée soviétique. La guerre de sécession en Tchetchénie n'arrange rien. Avec Iegor Gaïdar la Thérapie de choc qui génère des privatisations aux mains d'une nouvelle mafia est perçue comme un génocide économique. Le nationalisme russe grimpe. Les oligarques et l'équipe autour de Yelsine qui voient la tentative de démocratie à l'américaine et l'économie de marché comme un échec nomment un bureaucrate anonyme à la tête du FSB (ex KGB) avant de propulser leur créature premier ministre. Il se nomme Vladimir Poutine. Il redonnera aux Russes leur honneur bafoué avant de sombrer à son tour, aveuglé et perverti par la soif du pouvoir, avec en apothéose l'invasion de l'Ukraine, exploitée par les États-Unis manipulant leurs alliés via l'OTAN.
Russia 1985-1999: TraumaZone, c'est Adam Curtis au Pays mourant des Soviets. Les six épisodes sont chronologiques : 1985-89, 1989-91, 1991, 1992-94, 1993-96, 1995-99. Le film Hypernormalisation d'Adam Curtis de 2016 est un excellent complément pour renvoyer le capitalisme occidental à sa propre monstruosité.

→ Collectif, Pandore, le Monde dans l’œil d’Adam Curtis, Façonnage Édition, 18€