Citant hier [8 avril 2010] le Piège de Méduse d'Erik Satie et sa musique d'ameublement ayant marqué le début de la visite-concert que nous fîmes de l'exposition Vinyl avec Vincent Segal à La Maison Rouge, j'ai ressenti l'envie soudaine de réécouter Socrate, le "drame symphonique avec voix" qu'il composa d'après Platon à la commande de la mécène Winnaretta Singer, héritière des machines à coudre et veuve du prince Edmond de Polignac. Satie attendit que Claude Debussy mourut pour oser écrire une œuvre grave, un opéra, fut-il "de chambre". L'estime dans laquelle il portait son ami le retenait. Debussy avait tenté de l'aider en orchestrant deux Gymnopédies et les Sarabandes, mais Satie souffrait d'une incompréhension qui lui rappellera celle de Socrate. À la création en 1918, le public rit de l'œuvre, la prenant pour une ultime facétie du maître d'Arcueil. Jane Bathori tenait le rôle principal, accompagnée par Satie au piano. La première avec orchestre n'eut lieu qu'en 1920. Elle est écrite pour trois sopranos et une mezzo, à la demande de la princesse de Polignac, très liée au milieu homosexuel comme feu son époux, qui désirait de la musique pour accompagner une femme lisant des textes philosophiques.
Le premier mouvement, Portrait de Socrate tiré du Banquet de Platon ("un collaborateur parfait, très doux et jamais opportun") et traduit comme le reste par Victor Cousin, est un éloge dissimulé de la mécène envers son mari. Elle avait également sorti Satie de prison après qu'il ait envoyé une carte postale injurieuse à un critique. J'aimerais bien connaître les termes qui justifièrent l'incarcération, mais l'on peut y voir un autre motif de sympathie du compositeur pour Socrate. Si le second mouvement, Sur les bords de l'Ilissus, est une promenade champêtre de Phèdre avec le philosophe, la Mort de Socrate, extrait de Phédon, est le plus émouvant, les deux précédents nous y amenant doucement. Les intonations du texte ne sont jamais exagérées. La modernité du parlé-chanté (la partition porte en exergue "Récit (en lisant)" ) me renverse comme, à la première écoute, il y a près de quarante ans, lorsque je dégottai la version dirigée par Friedrich Cerha avec quatre sopranos (LP Candide CE 31024). Peu de temps après, j'achetai une version adaptée pour ténor et piano interprétée par le grand Hugues Cuénod (LP Nimbus 2104, étonnamment stéréo et quadriphonique à condition de posséder un décodeur d'époque !). Chaque mot y est naturellement articulé, le texte si compréhensible qu'il nous permet de suivre la pensée d'Alcibiade, Socrate, Phèdre et Phédon, mais, comme souvent lors de la découverte d'une œuvre marquante, la première interprétation vous semble inégalée. J'ai toujours été surpris par le peu de cas fait de cette œuvre majeure de la musique française, chef d'œuvre de simplicité où l'émotion vient à son comble lorsque Socrate, prenant congé de ses amis, boit la ciguë, sentence de ses juges imbéciles. La ligne mélodique est si évidente qu'il nous semble être là, dans le même espace-temps que Socrate lui-même.
Rien d'étonnant à cette téléportation réussie lorsque l'on sait que c'est sur cette partition que Satie écrivit la première fois "musique d'ameublement" ! À ne pas confondre avec la Muzak et la musique d'ascenseur. C'est comme comparer la fontaine de Duchamp avec tous ses imitateurs. "Contribuer à la vie au même titre qu'une conversation particulière, qu'un tableau de la galerie ou que le siège sur lequel on est, ou non, assis." En faisant sous-jouer texte et musique, Satie fait de Socrate un des jalons de la musique du XXème siècle, en préservant l'émotion, à son comble tant on a l'impression d'y être, comme un fait-divers dans le journal de ce matin.

Article du 9 avril 2010