Il y a des jours comme ça, où la simple écoute d'un disque illumine votre journée et fait passer les pilules amères que l'actualité nous sert sur un plateau télé. Il y a des jours comme ça, où on l'on vénère le jour où la musique est entrée dans nos vies. Il y a des jours comme ça, des jours comme des nuits, où l'on pourrait écouter le même disque en boucle tant il recèle de trésors secrets, de charades à tiroirs, de rage intacte, fécondée par un romantisme adolescent que l'on espère ne jamais sacrifier sur l'autel de la maturité. Si le groupe punk Crass a accompagné des camarades nés plus tard comme l'ami Stéphane Berland, producteur d'exception du label Ayler Records, j'avais totalement ignoré ce mouvement jusqu'à ces dernières années. À l'époque, j'avais déserté la pop et le rock pour le free jazz, la musique classique et contemporaine, pratiquant l'improvisation en compositeur savant. La semaine dernière, alors que je pédalais sur mon vélo d'appartement en écoutant Radio Libertaire, je suis ainsi tombé par hasard sur leur dernier album, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song. J'eus aussitôt l'impression de reconnaître des membres de ma famille. J'aurais pu l'enregistrer tel quel. Peut-être l'ai-je déjà commis ? Il suffirait de compiler quelques morceaux parmi mes préférés.
Compiler, empiler, c'est ce que Penny Rimbaud a réalisé en enregistrant d'abord un piano "abstrait" sur le clic (métronome) qui permettra aux trois chanteurs (Eve Libertine, Steve Ignorant, Joy de Vivre) de se caler, puis la guitare (Phil Free), la basse (Pete Wright) et enfin la batterie (Penny Rimbaud lui-même), l'inverse de ce dont ils avaient l'habitude sur leurs six albums précédents. Tout cela purement improvisé ! Bien l'entendre comme une composition instantanée, ou plus justement d'instantanés successifs. À noter que Penny Rimbaud s'octroie le premier jet et la sauce finale (ainsi que les graphismes cosignés avec G Sus). Comme si cela ne suffisait pas et faisant la nique à tout le mouvement punk, il ajouta en effet des cordes et des cuivres joués, tant bien que mal, sur un vieux synthé Roland. Histoire d'enfoncer le bouchon, le premier CD de ce double album, enregistré en 1984-1985 et merveilleusement remasterisé en 2020, enchaîne une version vocale, et une autre instrumentale tant celle-ci surprit et plut à son compositeur.
Ce chant du cygne, comme il l'appelle, différent de tout ce que le groupe avait pu produire et fondamentalement avant-gardiste, sema la zizanie et marqua la fin de Crass. L'album fit évidemment un flop comme tous mes disques préférés de groupes dont les fans ne reconnurent pas leurs idoles. Exemple célèbre : Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, pur chef d'œuvre, encore plus inventif que le Sgt. Pepper's des Beatles auquel il répondait. En écoutant 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, j'ai d'ailleurs pensé à Agitation de İlhan Mimaroğlu, Trout Mask Replica de Captain Befheart & His Magic Band, voire la Sinfonia de Luciano Berio, mes chouchoux. Pas étonnant que Penny Rimbaud se réclame de Benjamin Britten, John Cage et Karkheinz Stockhausen. Le résultat est un chaos hyper romantique qui se démarque puissamment des Sex Pistols et des Clash. On a les provocateurs qu'on mérite !


Crass était un collectif sans leader, jouant tous sous pseudonymes et se vêtant d'uniformes noirs en réaction contre le culte de la personnalité en vogue chez les musiciens de rock. "Leur position était directement liée à l'anarchisme libertaire ou aux courants de pensées politiques communautaristes du XXe siècle. Prenant au mot le manifeste punk du do-it-yourself, Crass combine la chanson, le film, le collage sonore, le graphisme et la subversion pour lancer un front soutenu critique et novateur contre tout ce qui leur paraissait être une culture basée sur la violence, la guerre, le sexisme, l'hypocrisie religieuse et le mode de vie bourgeois du Royaume-Uni thatcherien. Ils [avaient été] parmi les pionniers de l'anarcho-pacifisme alternatif et engagé dominant la scène punk" (entre guillements un résumé tiré de Wikipedia).
Les notes du livret foncièrement politiques sont en cela passionnantes. De plus, il est abondamment illustré et offre les paroles que j'aurais autrement du mal à suivre. Il y a même un petit poster glissé dans le coffret, évidemment pas un 90x90 cm comme celui figurant dans certains vinyles ! Par contre le deuxième CD, encore plus court (16 minutes) que le précédent (20 minutes), offre six morceaux inédits du même acabit. Punk symphonique, flamenco destroy, hard pop, chœurs profanes, drone organique, chronique anti-tchatchérienne, poésie abrasive... De l'agit-prop au sein même du mouvement punk qui ruait déjà monstrueusement dans les brancards ! Au dos du coffret, est imprimé en lettres majuscules "Germany got Baader-Meinhof. England got punk, but it couldn't be silenced", à côté d'un paragraphe de Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, et à l'intérieur du livret un long texte de Charles Baudelaire. On ne peut plus clair. Crasse en devient un euphémisme.

→ Crass, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, 2 CD Crass Records, 18,94€ (écoutez, écoutez fort, et si cela vous plaît, profitez de la qualité sonore maximale et du bel objet qui l'habille en cherchant le commerçant le moins cher ! Les autres disques de Crass sont d'une tradition punk plus conventionnelle...).