70 mai 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 mai 2023

Tintin voyage sans passeport


[Je suis tombé] sur deux fascicules que l'on ne pouvait évidemment trouver que dans un pays où les originaux n'existent pas. Les éditions du Monde, de Libération ou du Figaro y sont toutes des photocopies agrafées. Y a-t-il seulement un livre qui ne soit pas copié et broché sur place dans le sud-est asiatique ? Les DVD coûtent 1 dollar, pirates en vente le lendemain où les blockbusters sortent aux États Unis, lorsque ce n'est pas quelques jours avant ! Si l'industrie culturelle américaine reçoit la monnaie de sa pièce, impérialisme oblige, le manque à gagner peut s'avérer crucial pour les éditeurs qui produisent des œuvres ayant rapport direct avec ces pays. De même qu'aucun CD de musique arabe produit en France n'est vendu dans le Maghreb, aucun film de Rithy Panh n'existe au Cambodge autrement que sous cellophane à 1 euro. Les héritiers de Hergé étant réputés pour leur âpreté, il était logique de trouver des détournements de Tintin dans l'un de ces pays défavorisés qui se moquent des droits d'auteur. Les éditions Farang (étranger en thaï) offrent ainsi deux inédits savoureux, Tintin en Irak et Tintin en Thaïlande. Là où cela devient délirant, c'est que ce sont elles-mêmes des copies des pirates originaux. Tintin en Irak, à l'origine en couleurs, est reproduit ici en noir et blanc. Même les pseudos de Youssouf avec l'aimable collaboration de NQP et Victor ont disparu. Idem avec Tintin in Thailand, pirate anglophone de la parodie de Bud E. Weyzer. Véritable histoire d'arroseur arrosé.


Paru en 2000, l'album en Thaïlande est une excellente analyse critique du tourisme sexuel où Tintin retrouve Chang, on pouvait s'en douter. C'est aussi un pied de nez permanent aux ayant-droits de Moulinsart fustigés à longueur de pages. Les dessins en noir et blanc rappellent parfois l'art brut et l'aventure est savoureuse, fidèle représentation des us et coutumes locales.




Tintin en Irak est beaucoup plus intéressant dans son propos. Détournement de vignettes extraites de différents albums parmi les 24 autorisés (il en existe une foule d'illégaux), l'album se moque allègrement de l'incohérence de la politique française et du cynisme de l'impérialisme américain. On est proche des détournements situationnistes.

Article du 15 mars 2011

mardi 30 mai 2023

Septembre ardent, un opéra de chambre


"Septembre Ardent est le récit onirique d'un personnage en quête de sa propre histoire, dialogue entre un homme à la mémoire défaillante et une femme sibylline, miroir déformé d'une figure familière." Vendredi dernier j'ai surtout assisté à un merveilleux petit opéra, oratorio gesticulé, œuvre collective où toutes les pièces du puzzle instrumental et vocal sont en place. S'il en manquait une, ce serait à propos, à propos de cette fin du monde où le progrès est une arnaque mortifère. Mais les instruments acoustiques et électriques, clarinettes et cassettes de Jean-Brice Godet, violoncelle et échantillonneur de Valentin Mussou, claviers de Donia Berriri, machines de Nosfell se fondent parfaitement avec les voix de Donia, qui a écrit les textes, et Nosfell, dont le corps et la voix sont des lianes vivantes, ensemble soutenu par l'ingénieuse de son Céline Grangey. Spectacle de science-fiction philosophique, Septembre ardent diffuse une énergie incroyable, sorte de rock électronique où les impros jazz filent comme des bolides à la Mad Max, et une poésie légère qu'apportent le dialogue en chansons du couple qui se renvoie la balle à cour et jardin, en français et en arabe.


Jean-Brice Godet, en plus de la clarinette et de sa déclinaison basse, avait apporté une clarinette contrebasse dont le son m'a scotché, par la variété de ses timbres et une dynamique que je n'avais jamais entendue jusqu'ici sur cet instrument. Il n'est d'autre part pas surprenant que j'ai écrit en 2006 un article sur les débuts de Nosfell. Si Jean-Brice avait malicieusement évoqué Un drame musical instantané pour m'attirer au Comptoir de Fontenay, Septembre ardent m'a rappelé un autre opéra, très bizarrement méconnu, que j'avais chroniqué l'année suivante. Il s'agit de Welcome To The Voice de Steve Nieve et Muriel Teodori, qu'interprètent Sting, Robert Wyatt, Elvis Costello, Barbara Bonney, Sara Fulgoni, Nathalie Manfrino, Amanda Roocroft, The London Voices et Le Chœur des Amis Français, accompagnés par le Brodsky Quartet, Ned Rothenberg, Marc Ribot et Antoine Quesada. Je citai alors également Escalator Over The Hill de Carla Bley, Paul Haines et Michael Mantler, dont la distribution est aussi épatante, et No Answer du même Mantler. Opéras modernes, j'aurais pu encore citer d'autres œuvres de ce compositeur qui m'est très cher, ou Sing Me a Song of Songmy de Freddie Hubbard avec Ilhan Mimaroğlu, Delusion of the Fury de Harry Partch, 200 Motels de Frank Zappa, Le trésor de la langue de René Lussier, Jericho Sinfonia de Christophe Monniot, Lady M de Marc Ducret, Constantine de Théo & Valentin Ceccaldi, etc., tous des projets ambitieux qui ont fait des miracles malgré des budgets qui n'étaient pas à la hauteur de la réussite finale.
Et Septembre ardent n'a rien à leur envier, transportant la salle sur une autre planète qui ressemblait furieusement à la Terre.

lundi 29 mai 2023

L'Acoustic Large Ensemble de Paul Jarret


Pour son Acoustic Large Ensemble, en avant-première à l'Atelier du Plateau, Paul Jarret a composé une très belle musique minimaliste dont la clarté des plans offre un maximum d’efficacité dramatique. Il y a quelque chose d’ivesien dans ces compositions où l’on sent l’influence des grands espaces et des transcendantalistes américains, comme chez Julien Pontvianne, qui collaborait d'ailleurs à ses Ghost Songs chroniquées il y a deux ans.


L’accumulation crescendo de la première pièce rappelle à la fois Tubular Bells de Mike Oldfield et la Siegfried Idyll de Richard Wagner, tandis que la seconde me fait penser à Ligeti ; des bulles de rythme en double croches viennent se superposer au continuum et laissent la place à des arpèges de guitare électrique. Sur un tapis répétitif les deux contrebasses solistes en pizz et la guitare forment un écrin pour les cuivres qui referment le ban en lente et tendre fanfare avant un dernier point d’orgue. Lorsque les archets appuient sur les cordes et que les embouchures des tubas grondent, la tempête s’annonce avant que l’océan redevienne calme, galets venant rouler sur la plage avec des accents folk du sud des États Unis inspirés par quelque Viennois. Les instruments marchent diamétralement par deux : trompette/trombone, sax ténor/clarinette basse, 2 tubas, violoncelle/nyckelharpa, 2 contrebasses, guitare/harmonium. Jouer en cercle met en valeur la spatialisation. Le public entoure les quatorze interprètes. De doux nuages d'orchestre s'accrochent sur un métronome explicite, la trompette et le trombone chorussant ; en fin un second métronome produit une douce désynchronisation. L'accord mesuré du morceau suivant précède une pompe réclamant le lyrisme du violon qui s’oppose aux menaces des graves. Le rappel gronde à nouveau, la guitare joue des accords pop, le vent souffle en harmoniques. La salle, plongée dans une obscurité propice à la contemplation, se rallume à l'issue du voyage.

Création le 14 octobre 2023 à Musiques au Comptoir (Fontenay-sous-Bois) avec Paul Jarret, guitare, Thibault Gomez, harmonium, Fabien Debellefontaine, tuba, Fanny Meteier, tuba, Jules Boittin, trombone, Hector Léna-Schroll, trompette, Alexandre Perrot, contrebasse, Étienne Renard, contrebasse, Fabiana Striffler, violon, Maëlle Desbrosses, alto, Éléonore Billy, Nyckelharpa ténor, Bruno Ducret, violoncelle, Maxence Ravelomanantsoa, saxophone ténor, Élodie Pasquier, clarinette basse

vendredi 26 mai 2023

Waste Land, l'envers du gâchis


Les clichés de Vik Muniz pulvérisent ceux sur la pauvreté. Ses héros travaillent dans une décharge brésilienne où ils recyclent tout ce qu'ils peuvent. La réalisatrice Lucy Walker filme l'artiste au travail dans son œuvre de réconciliation avec son pays où il a grandi dans une favela avant d'émigrer aux États-Unis. Comme chez Michel Séméniako, JR ou Nicolas Clauss il s'agit d'images négociées (une expression de Séméniako), à savoir une collaboration entre les sujets et celui qui leur tire le portrait. La sociologie ou la psychologie sociale se montrent alors sous leur meilleur profil, celui de la création concertée. L'artiste, soliste d'un ensemble solidaire, réfléchit ce qu'il voit en prenant le temps d'apprivoiser les personnages qu'il filme ou photographie. À tel point ici qu'il s'imprègne du recyclage généralisé pour à son tour n'utiliser aucune autre matière que les ordures de notre société caractérisée par son gâchis. En réponse à cette absurdité ravageuse, chacun des protagonistes choisis est un modèle d'humanité et d'intelligence partagées. Leurs sourires valent ceux des "Nigériens" à la fin des Maîtres fous de Jean Rouch, sauf que dans Waste Land les Catadores (éboueurs) trouvent leur salut dans le travail, activité insalubre et honteuse pour les uns, utile et solidaire pour les autres.


Lucy Walker participe à cette aventure en poussant malgré eux les acteurs à une analyse, subtile, que la caméra induit automatiquement. Le succès du film (Prix du Jury et du Public à Sundance, Prix du Public à Berlin, nomination aux Oscars, etc.) après celui des photographies de Vik Muniz transforme la noirceur du récit en conte de fées. Les bénéfices des photos ont été reversés aux modèles, soit 12 000 dollars chacun, avec lesquels ils se sont achetés une maison, en plus de la création d'une bibliothèque et un centre de ressources avec ordinateurs. Par où qu'on le prenne, Waste Land est un film emblématique de notre époque, système D contre gâchis, l'art comme dernier rempart de la barbarie, bulles financières inhérentes avec répartition relative des richesses, urgence à trouver des solutions écologiques, identification à des modèles humains, etc. À voir absolument (en ce qui concerne l'écoute, la musique de Moby alourdit inutilement le propos, comme d'hab !).

Article du 4 avril 2011

jeudi 25 mai 2023

Ma rue prend des couleurs


Ça y est. L'épidémie de couleurs a gagné l'autre côté de la rue. Les touristes vont pouvoir changer d'angle, même si la fresque d'Ella & Pitr sur mon mur bleu attire je ne sais combien de photographes par jour. Ce sont mes voisins d'en face qui les voient s'esbaudir. Ils jouissent aussi de mes bleus, de mon orange et des plantes qui forment un parapluie où s'abriter sur le trottoir les jours de mauvais temps. Je viens tout de même de tailler glycine, églantier et lierre pour qu'ils ne surplombent pas la route ! À mon tour de profiter de la vue : je prends une photo au grand angle depuis la fenêtre du second étage. Les couleurs font ressortir l'esthétique industrielle des lofts qui ont remplacé le garage où les samedis se retrouvaient les collectionneurs de Citroën, DS et 2 CV. Il y a plus de vingt ans la première à sortir de la grisaille fut la maison jaune aux volets turquoise à côté de la mienne. Dans la rue d'à côté j'aime bien aussi celle rouge et noire qui est en travaux depuis quelque temps. Cette joyeuse tendance se vérifie dans différents quartiers de la ville.
À Burano, Trentemoult ou Sighișoara mon costume flashy se fondait dans ces paysages bariolés rappelant des décors de cinéma. Je ne comprends pas le goût pour le blanc crème cradingue, une conception urbaine très étrange. En 1968 la France avait changé de couleur. Jusque là la vie était en noir et blanc, ou en nuances de gris. Une de mes voisines ne partage pas ce point de vue, elle trouve que les peintures sont affreuses et que cette lubie évoque la Bretagne !? Je vois cela comme une excellente nouvelle si cela nous rapproche de l'océan, même en pensée.
À l'intérieur de chez moi, dans mes choix vestimentaires, dans ma musique, j'aime jongler avec les primaires et les complémentaires. Chaque pièce raconte une histoire qui évolue avec le temps. Sol bleu et couleurs chaudes pour la cuisine et le salon, salle de bain hyper kitsch en laque rouge et gazon vert, toilettes vert anglais n°5. Le premier étage est presque tout blanc, sans même un tableau. Le second abrite une chambre bleue, une autre rose et la dernière, blanche, est soulignée de gris et jaune citron. Privilégier les tons sur tons pour éviter l'overdose. Réserver l'arc-en-ciel pour les jours pluie-soleil ou les manifestations LGBT.
Les tons doux et harmonisés de la façade d'en face lui évitent de ressembler à une cour d'école maternelle. On peut maintenant rêver que cette initiative fasse tâche d'huile. Le quartier commence doucement à ressembler à un film de Kaurismäki, joie printanière opposée à la morosité hivernale. C'est un des rares cinéastes actuels à dresser des portraits terribles en restant foncièrement positif. C'est l'effet que j'espère si la cité poursuit sa levée des couleurs.

mercredi 24 mai 2023

Les quatre saisons de Marc Ducret


Dans les nouvelles musiques y aurait-il deux sortes de compositeurs, ceux qui écrivent pour se mettre en valeur et ceux qui construisent des écrins pour les autres ? Ou bien ceux qui se contentent du texte et ceux qui ont des arrière-pensées ? Ou encore ceux qui ne font qu'écrire et ceux qui mouillent leur chemise en mettant les mains dans le cambouis ? J'écris ceux, mais c'eut pu être tout aussi bien celles, les musiciennes n'échappant pas toujours aux mauvaises habitudes des mecs. J'écris mauvaises, parce que de mon point de vue, en musique, toute habitude est mauvaise, et voilà des siècles que les gars imposent leurs choix à la gente féminine.
L'écoute du dernier disque de Marc Ducret aurait-il provoqué ces questions digressives ? Probablement. C'est certainement de la musique mâle, conquérante, mais généreuse. Allongé sur le dos dans la chaleur du sauna je laisse aller mes pensées sans a priori. Je me suis souvent demandé pourquoi ne pas confier à Ducret un vraiment grand ensemble, voire un symphonique. J'ai toujours préféré ses orchestres fournis, en général une dizaine de participants, à ses petites formations. C'est un maître des timbres.
Pour ICI ils sont quatre, quatre comme les quatre saisons qui composent ce disque. Fabrice Martinez joue de la trompette, du bugle et du tuba. Christophe Monniot est aux saxophones, sopranino, baryton et alto. Samuel Blaser tient le trombone. Ducret gratte ses guitares électriques, il les pince, les distord, les étend. Mais la première remarque dont je me souviens alors que j'étais en nage, c'est le décalage des voix. Les unissons impeccables sont le triste apanage du jazz rock ou rock progressif, du style "je ne veux voir qu'une seule tête". ICI ça ping et ça pong, comme on tisse sa toile, chaîne et trame. Ce décalage, léger sur les accords, détaché sur les contrepoints, est probablement ce qu'on appelle le swing. Celui de Ducret jongle avec les notes comme un artiste de music-hall. Il fait des pointes, marche sur le fil et renvoie la balle. J'utilisais plus haut l'adjectif généreux. C'est ICI histoire d'amitié. Quatre rendez-vous au bord de l'eau, un par saison, et le tout rassemblé en studio pour conclure. Les musiciens s'effacent devant le paysage, les sujets devant l'objet. Dans tous les enregistrements que j'écoute je décèle ce qui se passe au delà des sons. Cela n'ordonne pas forcément la qualité, il y a des musiques sensationnelles fruits de sessions pourries, des personnalités charmantes et d'autres épouvantables, mais sentir l'amour qui passe autour est une manière délicieuse de se réconcilier avec le monde. N'était-ce pas un peu le but lorsque nous avons commencé à jouer ensemble ?

→ Marc Ducret, ICI, CD Ayler Records, dist. Orkhêstra International, 15€ (10€ en numérique)

mardi 23 mai 2023

Les scénarios de John Sayles donnent du goût


Depuis quelque temps Carlotta publie des séries B, films dits d'exploitation, d'action ou d'épouvante, en plus des grands classiques de la cinéphilie dont il s'est fait en France le spécialiste. L'éditeur soigne chaque fois la présentation, que ce soit dans l'ajout de passionnants bonus ou dans la présentation des emballages. Certains DVD ou Blu-Rays sont ainsi insérés dans de volumineux livres luxueux, d'autres accompagnés de memorabilia, d'autres sous boîtier métal, etc. Les ventes d'objets physiques se raréfiant au profit du téléchargement et surtout des sites de streaming, Carlotta mise donc sur des produits de niche qui attirent les aficionados et les collectionneurs. J'avoue avoir parfois du mal à regarder ces films mineurs alors que je suis tiraillé entre la découverte des pépites du passé et les sorties contemporaines.
Pourtant j'ai été emballé par le film de gangsters Du rouge pour un truand (The Lady in Red) de Lewis Teague dont l'héroïne interprétée par Pamela Sue Martin tire son épingle du jeu, traversant la grande dépression de l’Amérique des années 1930 en étant successivement couturière, danseuse, prostituée et serveuse, jusqu'à la prison et sa liaison avec le célèbre Dillinger. Le film prend évidemment quelques libertés avec la réalité, en particulier un glissement de personnage en ce qui concerne la femme en rouge qui était en fait la mère maquerelle. Produit par Julie Corman (épouse de Roger Corman), le film a la particularité d'être accompagné par la première musique de James Horner, et les acteurs Robert Conrad (James West dans la série Les mystères de l'ouest) et Louise Fletcher (l'infirmière de Vol au-dessus d'un nid de coucous). Mais il doit surtout son originalité au scénario de John Sayles qui avait déjà écrit Piranhas pour Joe Dante, génial pastiche des Dents de la mer qui m'avait fait éclater de rire. Jonathan Buchsbaum m'indique alors le film suivant du tandem League-Sayles, Alligator que j'avais momentanément laissé de côté.
Je n'ai jamais été fan des films d'épouvante, même si mon père m'emmenait aux séances du samedi minuit au Napoléon, avenue de la Grande armée. Je me souviens qu'à la projection de La Vierge de Nuremberg les spectateurs du balcon n'arrêtaient pas de lancer des quolibets pour se rassurer. Ce soir-là mon père m'avait présenté à Jeanne Moreau qui faisait la queue avec deux petits minets. J'étais gêné, car je le prenais un peu pour un ringard qui avait quitté le métier. Mais pour un gamin de quinze ans cette sortie était une véritable aventure.
Et là encore je suis conquis par le scénario d'Alligator (1980) qui est plus un film de monstres qu'un film d'horreur, avec un humour corrosif distillé par John Sayles, un homme de la gauche américaine qui passera plus tard à la réalisation avec Return of the Secaucus 7, The Brother from Another Planet, Matewan, Lone Star, tous toujours intéressants. On ne compte plus le nombre de flics qui se font dévorés tout crus. Comme avec The Lady in Red, les rebondissements et les détails astucieux vont bon train. Alligator s'appuie cette fois sur une légende urbaine : des reptiles rejetés dans les égouts de New York auraient muté après avoir ingurgité des hormones produites par l'industrie pharmaceutique. Les bonus révèlent, entre autres, les trucages astucieux quoique sommaires.
La mutation de 1991 d'Alligator est hélas un remake totalement nul, et Cujo un film d'épouvante assez banal de Lewis Teague de 1983, l'adaptation d'un best-seller de Stephen King équivalant à un régime sans Sayles !

→ Lewis Teague, Du rouge pour un truand (The Lady in Red), Blu-Ray Carlotta, 20€
→ Lewis Teague, L'incroyable Alligator / Jon Hess, Alligator II : La mutation, 2 Blu-Ray ou 4K Carlotta, 35€
→ Lewis Teague, Cujo, DVD / Blu-Ray Carlotta, 20€

lundi 22 mai 2023

Michel Portal au fur et à mesures par Le Querrec et Rochard


Le pavé se lit comme une bande dessinée ou un roman-photo. C'est à la fois une anthologie particulière du photographe Guy Le Querrec, la vie recomposée du musicien Michel Portal et l'évocation d'une époque par le producteur de disques Jean Rochard.
Il manque le son, alors je commence par Châteauvallon 72 quand le groupe ne s'appelait encore que Unit, réunissant le trompettiste Bernard Vitet, les contrebassistes Beb Guérin et Léon Francioli, le percussionniste Pierre Favre, la chanteuse Tamia et Portal évidemment. Un disque mythique, fondateur. J'enchaîne avec Alors ! de 1970 avec John Surman, Barre Phillips, Stu Martin et Jean-Pierre Drouet, Splendid Yzlment l'année suivante avec Howard Johnson, Jouk Minor, Runo Erickson, Gérard Marais, Barre et Favre, le New Phonic Art 73 avec Vinko Globokar, Carlos Roqué Alsina et Drouet, Châteauvallon 76 avec Beb, Léon et Bernard Lubat, l'incontournable ¡ Dejarme Solo ! enregistré en 1980 en re-recording à toutes les clarinettes jusqu'à la contrebasse, aux saxophones du sopranino au ténor, à la ténora et sa botte secrète, le bandonéon. Portal a toujours eu peur du studio, de figer les choses une fois pour toutes... Cette année-là j'ai décroché, même si je lui prêtais toujours une oreille. En écoutant notre album Rideau ! dédié à Beb qui venait désespérément de se pendre, un drame pour Bernard qui le considérait comme son frère, Michel nous expliqua avoir renoncé à l'improvisation libre pour une musique plus commerciale, toutes proportions gardées : le jazz et la musique de film. Cela nous avait attristés encore un peu plus. Le classique, dont il était un interprète fabuleux à la clarinette, en particulier sur Mozart, l'angoissait tout autant. L'angoisse lui colle à la peau de manière quasi pathologique. Jusque là il avait eu besoin de s'adjoindre des provocateurs pour le bousculer. C'était fantastique. Chaque concert était radicalement différent. Je n'avais connu cela qu'avec les disques de Zappa, surprise sur surprise, un saut dans l'inconnu. Michel Portal avait été pour moi un des grands libérateurs de mon travail, la caution que l'on pouvait jouer autrement. En 1975, venu essayer sa clarinette branchée sur mon ARP 2600, il avait craqué sur l'abandon du contrôle, mais m'avait encouragé à poursuivre ma voie. Ce n'était pas rien pour un jeune homme de 22 ans. Je l'avais rencontré grâce à Bernard Lubat que j'avais engagé pour arranger des chansons sur le disque du PCF consacré à l'Année de la femme. Enfermé avec Portal dans un placard, j'avais bénéficié d'une super leçon en assistant aux consignes qu'il distillait à ses musiciens, l'un après l'autre, Joseph Dejean, Daniel Humair, Lubat... Et reconduit chez lui parce qu'il avait une jambe dans le plâtre !


C'est que les photos de Le Querrec et les sons de Portal sont forcément pour moi des petites madeleines. Quant au texte de Rochard il dresse le portrait de l'époque, entourant le tableau comme un encadreur magnifie le sujet. Le Querrec saisit l'instant décisif en digne héritier des plus grands. J'aimerais bien insérer quelques jeux de mots pour saluer son esprit gouailleur, mais les souvenirs m'engloutissent, comme le Cours du Temps que j'avais initié pour le Journal des Allumés du Jazz. Celui avec Portal m'avait laissé sur ma faim. Rochard le protégeait, craignant les questions qui fâchent. C'est que Portal est compliqué. Son anxiété le rend parfois blessant. Il faut fermer les yeux, écouter la musique, les rouvrir sur les images qui sont autant d'hommages sans les dommages. Je suis toujours surpris par les portraits hagiographiques. Actuellement seuls les antisémites et les harceleurs sexuels y échappent. Faut-il vraiment publier la légende parce qu'elle est plus belle que la réalité ? Mes héros ne sont hélas pas toujours sympathiques. Dans La règle du jeu Jean Renoir clamait que "sur cette terre il y a une chose effroyable, c'est que tout le monde a ses raisons". Évidemment je voyais Michel au travers du filtre de celui qu'il appelait toujours Babar, Bernard Vitet se glissant dans le rôle de l'Oncle Paul. À leurs débuts ils avaient joué ensemble les requins de studio ou participé au Free Jazz de François Tusques, autre disque fondateur. Donc après les années où Portal avait représenté pour moi un père de l'invention, il y eut le jazz. Arrivederci le Chouartse, Turbulence et les disques chez Label Bleu m'avaient terriblement déçu. La renaissance chez Universal, plusieurs disques produits par Rochard, avec Tony Hymas, Sonny Thompson, Michael Bland, Vernon Reid, Jef Lee Johnson, offrit des moments fabuleux grâce à l'incroyable section rythmique, compagnons de Prince connus sous le nom de NPG (New Power Generation), surtout le premier et le troisième ; épais livrets déjà remplis de photos de GLQ. La suite est plus conventionnelle, même si la critique l'encense comme elle en a l'habitude pour avoir raté le coche auparavant.
Chez les jeunes aujourd'hui, on a abandonné le fantasme afro-américain, du moins pour les plus inventifs. Le mythe du swing s'est heureusement évaporé. Ils ont leur propre histoire à assumer. Au siècle dernier, Portal avait bénéficié de son statut de virtuose classique, permettant aux coincés d'avaler la pilule de l'improvisation ; il incarnait une sorte de garant que nous ne faisions pas n'importe quoi aux yeux des gardiens du temple dont Boulez faisait partie, à regarder cette musique fondamentalement libre et contemporaine avec le plus grand mépris. Le contrôle là encore. Or la plupart des jeunes improvisateurs sortent désormais du Conservatoire ! La ségrégation s'est dissipée, même à l'Ircam... Portal rassure, il devient le vecteur de l'histoire de nos musiques. C'est pourtant ce que nous cherchions à éviter. Ni dieu ni maître. Or le monde semblait réclamer cette assurance. Portal portait l'étendard d'une alternative, un truc où l'on rit, même si ses rires étaient un peu forcés, un truc où l'on pleure, même si l'on ne veut surtout pas sombrer dans le cynisme, un truc où l'on pense, même si les fausses routes nous étranglent parfois, un truc, plutôt plusieurs, parce qu'il a pris le risque d'aller partout voir s'il y était. "Quand on est artiste il faut faire tous les genres" aimait rappeler Bourvil au milieu de la chanson Les Crayons.


Sur les photos on remarquera l'absence de musiciennes. Seule la contrebassiste Hélène Labarrière apparaît à New York et au Capbreton. Ainsi qu'un flou artistique sur la danseuse Carolyn Carlson. Cela aussi a changé. Heureusement. Car il faut bien dire que les jazzmen étaient souvent misogynes, c'est-à-dire qu'ils prétendaient aimer les femmes, mais les confinaient à leur rôle de muses dans le meilleur des cas. L'homosexualité latente suait des loges, mais le sujet était soigneusement évité ou travesti en plaisanteries de régiment. Dans cette constellation masculine on remarquera la photographe Marie-Paule Nègre que j'ai rencontrée à Arles, station capitale dans l'histoire de Le Querrec avec les musiciens. C'est aussi à Arles que j'appelai Jean Rochard à la rescousse lorsque j'étais chargé de la direction musicale des Soirées au Théâtre Antique. Marie-Paule est pour beaucoup dans le succès arlésien de Guy, comme ailleurs Edwige, ou Sergine Laloux. Portal est plus secret, comme s'il avait étouffé sa vie privée sous un oreiller, invisible sous un amas de papiers. C'est peut-être ce qui manque à ce Fur et à mesures, l'autre, pas le musicien, l'homme, simplement. Il est étonnamment visible chez Le Querrec, pas chez Portal. D'où les grimaces, le masque...
Prises entre 1964 et 2011, les photos noir et blanc de Guy Le Querrec accompagnent cette traversée extraordinaire de 47 ans ; Portal en a 87 et se produit toujours, retrouvant lors de certains concerts la magie inaugurale. Les images rendent incroyablement vivante cette époque désormais passée, dans ses décors, grâce à tous les musiciens qui ont croisé cette route et que l'on reconnaît ou découvre en tournant les pages comme un flip-book au ralenti. Le Querrec nous renvoie aux miroirs, multipliant les angles. Tout à ses propres réflexions, Rochard témoigne, digresse, mais rappelle surtout le hors-champ dont la musique n'est qu'un reflet parmi d'autres. La précision de ses nombreux textes ponctuant les chapitres et le regard incisif de Le Querrec évitent l'indigestion que pourraient produire les 300 photos de Portal ! 400 pages, ça se digère doucement. C'est un livre qui profite. Il y a de quoi manger. Boire aussi, que ce soit de l'eau, du vin ou de la limonade, il y en a pour tous les goûts ! La poésie s'insinue dans les images et les mots. La musique est ailleurs. J'accompagne ma lecture par les disques qui se succèdent sur la platine. Le mélange fonctionne ainsi merveilleusement. Le trio mène la danse.

→ Guy Le Querrec, Michel Portal au fur et à mesures, texte de Jean Rochard, préface de Bernard Perrine, plus de 2 kilos, couverture cartonnée, 230 x 300 mm, Éditions de Juillet, 49€

vendredi 19 mai 2023

L'auteur de "Ça se mange !" ne s'y risque pas


Le photographe Neil Setchfield m'avait mis l'eau à la bouche lorsque j'avais vu ses images sur la double page de Libération : yeux de mouton, brochettes de libellules, tarentule frite, serpents grillés, etc. Hélas les choix de son recueil privilégient les photos crues et gore plutôt qu'ils ne suscitent la gourmandise ou la simple curiosité gastronomique. Les commentaires illustrent le titre Ça se mange, sous-entendant "mais je ne m'y risque pas !" On comprend vite en effet que l'auteur ne s'y est pas toujours frotté, loin de là. Il partage les préjugés les plus sommaires sur les pratiques culinaires qui ne sont pas les siennes. Les recettes sont bâclées et quelconques. C'est un livre typiquement anglo-saxon qui met dans la même marmite le lapin et l'étoile de mer, le chien et le calamar, les gésiers de poulet et le pénis de mouton. Le reporter ne s'est même pas donné le mal de goûter un steak de cheval ou des ris de veau, il l'admet lui-même. Défilent cocons d'abeilles, scorpions, violets, méduse, œuf centenaire, rat, mais aussi bulots, oursins, joue de bœuf, tripes et cuisses de grenouille. L'ouvrage reste marrant même si franchement paresseux (trois ou quatre marchés auront suffi), les textes sont idiots, les mises en scène animalières révulsives, la sélection très incomplète (peu de légumes bizarres, pas plus que de camembert ou de poisson cru !), et surtout ne sont pas abordées les raisons culturelles du rejet ou du délice. Je ne regrette pourtant pas mon achat, car il ravive ma mémoire sur mes excursions gustatives.
J'ai déjà raconté ici et mes aventures en la matière. Ce n'est pas forcément exquis, c'est toujours intéressant, car les us et coutumes des différentes peuplades auxquelles nous appartenons ont toujours une histoire. La consommation d'insectes, fortement protéinés, pourrait résoudre une partie de la pénurie alimentaire sur la planète, les algues sont chargées d'oligoéléments et les interdits renvoient le plus souvent à des pratiques ancestrales et des tabous religieux souvent anachroniques. Pour chaque mets existent l'art et la manière de le cuisiner. Le goût et, comme pour les Asiatiques, la texture mériteraient d'être abordés, car là résident les vraies énigmes et les territoires à explorer.

Article du 23 mars 2011

jeudi 18 mai 2023

Chez Borzage même la mort ne peut séparer les amoureux


À l'Idhec je n'avais jamais entendu parler de Frank Borzage avant de voir Strange Cargo. La présence de Joan Crawford que j'avais adorée dans Johnny Guitar, un de mes dix films préférés, ne suffisait pas à expliquer ma fascination pour la passion qui traverse l'œuvre où je sentais pourtant quelques relents mystiques auxquels j'étais habituellement allergique. J'utilisai même sa bande-son en février 1977 pendant l'enregistrement de He has been bitten by a snake, improvisation collective avec Un Drame Musical Instantané ! À chaque nouveau film de Borzage que je découvrirai je serai surpris par la force et l'originalité des émotions, et étonné que son œuvre soit si peu connue. La censure et les aléas de production ont dressé tant d'obstacles sur sa route.


La publication de ses films muets par Carlotta [confirma] mon sentiment. L'heure suprême (Seventh Heaven, 1927) me laisse sans voix ! L'amour fou salué par les surréalistes est partout présent. Ses mélodrames vont à l'inverse du renoncement chez Douglas Sirk qui s'en est pourtant largement inspiré tant dans le traitement dramatique que dans le soin porté à l'image. Les films de Borzage exaltent la passion entre deux êtres que rien ne peut séparer, ni la misère, ni la guerre, ni la mort. J'ignore pourquoi le noir et blanc, d'une beauté inimitable, me rappelle les illustrations d'antan, gravures de Gustave Doré ou peintures de Caspar David Friedrich. Seuls les films de F.W. Murnau me font cet effet. Le coffret DVD, Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, rassemble trois autres chefs d'œuvre jusqu'ici inaccessibles, L'ange de la rue (Street Angel, 1928), L'isolé (Lucky Star) et ce qui reste de La femme au corbeau (The River, 1929), complété par une foule de suppléments, entretiens avec Hervé Dumont, biographe de Borzage qui a supervisé l'ensemble, courts-métrages de la série Screen Directors Playhouse, entretien radiophonique avec le réalisateur, livret de 72 pages, etc. La frêle Janet Gaynor et l'indestructible Charles Farrell sont les héros des trois premiers, l'érotique Mary Duncan incarnant l'héroïne du quatrième.


Après ses démêlés salariaux avec la Fox, on retrouve Janet Gaynor aux côtés de Farrell dans la première version parlante de Liliom (1930), antérieure de quatre ans à celle de Fritz Lang. L'ascétisme des décors stylisés fait paraître naturelle l'intrusion de l'au-delà, images hallucinantes d'un train, très borzagien, entrant dans l'image comme une attraction foraine qui serait sortie des rails. L'amour, toujours, vaincra la bêtise et la mort.

N.B.: les séquences YouTube sont très loin de la qualité exceptionnelle des remasterisations éditées par Carlotta à l'époque de cet article du 28 février 2011.

Et deux chefs d'œuvre de Murnau


Carlotta [avait] aussi édité L'aurore et City Girl de F.W. Murnau, toujours sublimement remasterisés et rassemblés en un coffret rempli de suppléments formidables dont la version tchèque, dite européenne, du chef d'œuvre absolu que représente L'aurore, malgré son insuccès à sa sortie (avec Janet Gaynor !), en plus de la version américaine dite movietone. City Girl, avec les deux acteurs principaux de La femme au corbeau, est le dernier film de Murnau avant Tabou et son accident mortel. Le réalisateur montre déjà son inclinaison pour le naturalisme magique et son rejet d'Hollywood, même s'il réussit un généreux portrait de l'Amérique des grands espaces. Beaucoup plus cruel, direct et essentiel, Murnau peint pourtant au scalpel quand Borzage dessine au fusain.
Le muet ne doit pas rebuter les jeunes cinéphiles. Le noir et blanc y est symphonique, l'action universelle, la force poétique inégalée. Autant que possible, j'essaie d'évoquer dans cette colonne des films rares ou méconnus, abusivement réputés difficiles ou simplement redécouverts grâce au travail des éditeurs DVD. Comme tout chef d'œuvre, leur modernité est inaltérable parce qu'ils bravent le temps.

mercredi 17 mai 2023

Instantané des âmes


Comme j'attends une amie journaliste pour lui conter ma dernière facétie Internet, 174 heures de musique inédite et gratuite [à l'époque seulement 60 !] sur drame.org et un album mis en ligne le jour-même de son enregistrement, je regarde les usagers du métro remonter de la station Belleville en rang serré et de face. Ma photo ne rend pas l'expérience non préméditée que je tente. Manque de culot ou respect de l'anonymat ? Probablement les deux.
Comme je cherche de laquelle des six bouches de métro peut surgir mon rendez-vous, j'élimine celle où la foule compressée entoure le marché de la misère, particuliers démunis vendant quelques rares objets de leur quotidien à des frères de galère, beaucoup d'hommes, très peu de femmes. Les sorties devant Paris Store et au milieu du boulevard charriant peu de voyageurs, j'ai le choix entre deux, proches de la rue de Belleville, occultant la remontée mécanique dissimulée que mon amie choisira évidemment, me surprenant dans mon exercice équilibriste.
Espérant l'apercevoir remonter l'escalier sur lequel j'ai jeté mon dévolu, je me concentre sur les mouvements de groupe, dévisageant chacune et chacun le plus rapidement possible. Il m'est impossible de m'attarder plus d'un quart de seconde sur une figure sans manquer la suivante. Au bout d'un moment j'attrape le rythme et commence à percer les regards éblouis par la lumière du jour comme épinglés par le flash d'un photographe. Plus j'insiste plus je m'enfonce dans ce qui est présent au delà de l'expression, cette arrière-pensée que les yeux ne sauraient cacher, le doute ou le bonheur, l'amertume ou la franchise, la distraction ou l'angoisse... Toutes les émotions du monde défilent devant moi comme des bolides dans un jeu vidéo. Cherchant à les attraper au vol, je les frôle comme un jongleur auquel toutes les quilles échappent, pas le temps de les toucher qu'elles repartent déjà dans un saut périlleux que le monte-en-l'air exécute pour ne pas se faire prendre à son tour. Vertige de l'improvisation qui n'autorise aucun faux-pas, j'étais aspiré par les figures de style de mon jeu lorsque mon amie sortit de nulle part, intriguée par mon air ahuri, comme si elle me réveillait en sursaut. Je lui expliquai que lorsque j'écris ou compose et que le téléphone sonne, mon interlocuteur s'excuse toujours d'interrompre mon sommeil.

[Depuis cet article du 24 février 2011, mon amie journaliste n'a plus rien relaté de mon travail, mais d'autres ont pris le relais. Il y a quelques années, comme beaucoup d'artistes, étonnamment même parmi les plus célèbres, j'ai compris ou accepté de ne pas recevoir la reconnaissance de celles et ceux dont je l'espérais. Heureusement celle du grand public, plus anonyme et forcément dispersée, fut et reste une formidable récompense qui m'a finalement réconcilié avec ce fantasme.]

mardi 16 mai 2023

Œuvres interactives épinglées comme des papillons


En 2008, j'eus le plaisir d'annoncer la mise en ligne de quelques uns des modules interactifs réalisés avec Frédéric Durieu sur le [défunt] site LeCielEstBleu. En 2009, Fred mit quelques exemples linéaires de l'inédit FluxTune, notre serpent de mer que [j'espérais] voir éditer. Mon coéquipier réitère l'expérience en proposant des démos linéaires de quelques unes de nos œuvres communes dont certaines sont inédites ou épuisées, tel Alphabet, notre hit de 1999 salué par une quinzaine de prix internationaux et souvent considéré "comme le plus beau et le plus abouti Cd-Rom de la courte histoire des Cd-Rom culturels".


Le jardin des délices et Planet Circus sont restés à l'état de prototype tandis que l'iMac Show est tel qu'il fut conçu. J'ai sonorisé ce dernier avec ma voix, mais les animaux du cirque sont tous bien réels. Le jardin des délices présenté ici n'est qu'un extrait du pilote pour lequel nous avions réalisé toute l'introduction et un tableau de chacun des trois panneaux du triptyque.


Alphabet est une adaptation d'un livre de l'illustratrice tchèque Květa Pacovská [disparue le 6 février 2023], réalisé en trio avec Murielle Lefèvre. La graphiste du jardin des délices, inspiré de Jérôme Bosch, est la Colombienne Veronica Holguin. Thierry Laval est celui de Planet Circus. On trouvera les génériques complets sur la page YouTube de chaque film.


Tous les liens donnés ici permettent de se faire une petite idée de notre travail, mais il est important d'avoir en tête que toutes ces œuvres sont destinées à se laisser apprivoiser par leurs utilisateurs. Chacun peut se les approprier comme le font les gamers des jeux vidéo.


[Depuis l'évolution/régression des outils multimedia on ne peut plus jouer avec ces œuvres interactives. Cette période où fleurirent nombreuses créations extraordinaires constitue un trou de mémoire absurde et douloureux à l'image de notre monde amnésique et révisionniste... L'article original datait du 16 février 2011, mais la plupart des CD-Rom s'échelonnent entre 1995 et 2000, suivis pendant quelques années d'œuvres sur la Toile à une époque où 80% du contenu d'Internet était du domaine artistique. Le commerce et les services ont ensuite englouti intelligence et sensibilité.]

lundi 15 mai 2023

Cinq films exceptionnels de Stéphane Breton


On a beau avoir des connaissances, des pressentiments, des a priori positifs, des antipathies profondes, des goûts éclectiques, sait-on jamais d'où viendra la surprise, l'émotion qui vous chamboule et remet les pendules à l'heure ?
Dans l'après-midi nous nous étions ennuyés ferme en regardant Nénette de Nicolas Philibert, soit les commentaires des visiteurs devant la vitrine du zoo du Jardin des Plantes derrière laquelle une vieille orang-outang de quarante ans fait la moue. Les compléments de programme (La nuit tombe sur la ménagerie et La projection du documentaire à Nénette) relèvent de la même absence de point de vue que le film. C'est tourné sans grâce, monté sans raison, relaté par la presse parce qu'il est convenu d'apprécier le travail du palmé, sélectionné par les festivals avec toujours la même paresse, absence de curiosité et perte de l'essentiel. On aurait pu imaginer que l'animal renverrait au regard des autres, que les visiteurs feraient les singes et que Nénette interrogerait notre humanité, que nenni ! Dans le documentaire les sujets cachent souvent le style, cette affaire de morale, ou son absence, alors qu'en fiction le public reconnaît très bien la différence entre une machine à faire des entrées et un film d'auteur.
Le soir tombé, comme j'attendais mes invitées, j'ai glissé dans le tiroir du lecteur un DVD qui ne me disait rien. Entendre que je n'avais aucun préjugé, qu'il aurait pu aller rejoindre la masse des usurpateurs sur mes étagères comme générer l'étonnement, recherché trop souvent en vain. L'accroche disait que cela se passait dans les plis et les ourlets du monde, dans ces endroits où l'on ne va jamais, et revendiquait l'absence quasi-totale de voix off, assez pour m'intriguer.


Et soudain, dès la première image, on sait que l'on est en face d'un grand film ! La vitre qui s'interposait entre le sujet et l'objet explose pour laisser la place au dialogue. Plus on avance dans les montagnes de Nouvelle-Guinée plus on est subjugué par le ton du commentateur, pas de voix off en effet, mais un cameraman hors-champ dont l'objectif ne triche jamais en faisant semblant de ne pas exister comme dans la plupart des films du genre, Jean Rouch compris. Stéphane Breton dirige la collection dont fait partie le coffret L'usage du monde vol. 2 réunissant cinq films qu'il a tournés, aussi exceptionnels les uns que les autres. Cet ethnologue, commissaire au musée du quai Branly, ne cherche pas la différence chez les peuples qu'il filme, mais où nous sommes et, par extension, qui nous sommes, lui le premier, retournant sur les lieux de ses crimes, année après année.
Eux et moi (2001) est aussi drôle qu'une comédie burlesque tant Stéphane Breton sait prendre le temps qu'il faut pour apprivoiser ses sujets. Sa complicité est telle que l'on se demande si tous les documentaires du genre que l'on a vus jusqu'ici n'étaient pas en fait chargés malgré eux d'une certaine forme de racisme ou de colonialisme, un ostracisme bienveillant. Sa caméra est un médium qui dresse un pont entre eux et nous, fuyant tout exotisme. Les sous-titres qui traduisent du papou ne cherchent pas arrondir les angles, ils piquent comme des flèches. Peinant à approcher ces hommes d'un autre monde, Breton tente d'éveiller leur curiosité en les attirant sur son terrain pour constater qu'ils sont du nôtre et réciproquement ! En renversant les rôles il ouvre une brèche qui va lui permettre de pointer ce qui tient de l'humain quelle que soit notre histoire, jusque dans la nuit des temps.
Son second film, Le ciel dans un jardin (2003), qu'il sait le dernier car le gouvernement indonésien ferme désormais ces territoires aux étrangers, est plus nostalgique, mais on rit tout autant avec les femmes et les hommes de cette tribu qui ont souvent le sourire aux lèvres. En 2007, à partir de ses nombreux voyages chez ses amis Wodani, Breton effectue un montage d'images fixes noir et blanc dont le grain produit un effet magique, Nuages apportant la nuit, composant une sorte de poème symphonique sur des musiques pré-existantes de Karol Beffa, un conte mystérieux et féérique où l'auteur se laisse aller à la rêverie comme une écriture automatique qui dicterait la succession des plans. Un tout petit bémol : pourquoi avoir ajouté de la musique classique, redondante et inutile, en deux courts endroits des autres films ?
Un été silencieux (2005) ne comporte aucun commentaire. Le conflit entre le patron et son employé tourne à la tragédie. Filmant l'estive des troupeaux kirghizes dans les Monts Tian Shan, près de la Chine, Breton suit les disputes des bergers où l'orgueil des mâles fait irrémédiablement monter le ton. On se fait tout petit.


Rentré chez lui et et filmant les rues de Paris comme Le Monde extérieur (2007), l'ethnologue-cinéaste montre à quel point son regard est précis et acéré. Les cadres sont justes, la partition sonore aussi riche que l'on puisse le souhaiter, d'ailleurs souvent post-synchronisée. Breton filme les gens et leurs traces en cherchant le trou par lequel s'écoule le trop-plein. Le monologue s'adresse à son ami des montagnes de Nouvelle Guinée, comme s'il regardait avec ses yeux. De film en film la comparaison est fatale.
Si vous aimez les documentaires, [...] cherchez [...] ce double DVD [qui ne semble plus distribué. C'étaient] les plus beaux, les plus drôles, les plus bouleversants que [j'avais] vus depuis longtemps. En filmant "ailleurs", dans des endroits où ne vont pas les touristes, avec un goût du détail invraisemblable, Stéphane Breton réfléchit mieux qu'un miroir. Il révèle que les choses ne sont pas comme elles sont, mais comme nous ne voulons pas les voir. [Quelques années plus tard j'ai vu d'autres films de lui qui m'ont beaucoup moins plu, et sa rencontre fut décevante, allez savoir...]


Pour plus d'information, [...] entretien radiophonique pour Télérama.

Article du 18 février 2011

samedi 13 mai 2023

La mort dans l'âme


Pendant mon sommeil je cherche le nom de plusieurs amis disparus. Ce ne sont pas des amis, plutôt des connaissances, d'anciens voisins, et j'ignore pourquoi je désire tant retrouver leurs noms. Pour ce faire j'égrène les vingt-six lettres dans leur ordre alphabétique. En m'y reprenant plusieurs fois, je finis par y arriver et je me rendors. Plus tard dans la nuit je rêve que j'enregistre un album entièrement à la flûte avec Joce Mienniel à la guitare. Comme j'apprécie énormément le jeu de mon camarade flûtiste virtuose, j'insiste pour qu'il me dise ce qu'il pense de ma prestation. Je le sens un peu gêné, mais, en présence de la bassoniste Sophie Bernado, il met beaucoup de tact pour m'avouer que ce n'est pas terrible. J'essaie de comprendre ce qui cloche et que je devrais améliorer, mais c'est toute l'approche de l'instrument qui semble le contrarier. La mort dans l'âme, je décide de ranger notre enregistrement dans les archives et je suggère que nous enregistrions un nouvel album où je m'entourerai de mon barda électronique et acoustique. Au réveil je note tout cela comme me l'a suggéré la chanteuse Pascale Labbé qui en ce moment s'amuse à analyser les siens.
Revenu à la réalité, si l'on peut parler d'Internet en ces termes et bien que j'en doute fortement, je découvre un passionnant article de Jazz Hot signée de Hélène Sportis qui confirme la mort de Patrick Vian que j'ai évoquée mercredi dernier. Son long récit permet de lever le voile sur ce qu'était devenu le fils de Boris Vian depuis que nos deux groupes jouaient ensemble au tout début des années 70, lui avec Red Noise, nous avec H Lights. Patrick est décédé le 24 février dernier à Apt dans le Luberon où il avait émigré il y a très longtemps.
Comme si cela ne suffisait pas, toujours grâce à FaceBook, la chanteuse Carla Diratz m'apprend la mort en 2017 de Gilles Rollet, le second percussionniste de Birgé Gorgé Shiroc dont les enregistrements figurent sur le DVD qui accompagne les rééditions de l'album Défense de. Avec Francis Gorgé nous avions cherché à le retrouver sans succès, de même que nous avions tenté de joindre Shiroc et le saxophoniste Antoine Duvernet qui n'ont jamais répondu à nos missives. Il est étonnant de constater que certains musiciens préfèrent l'anonymat ou la retraite secrète plutôt que fêter la complicité de notre jeunesse. Peut-être que ce souvenir était douloureux pour les uns alors que d'autres l'appréhendaient joyeusement comme lorsque nous avions retrouver le bassiste de notre premier groupe, Epimanondas. Son bassiste, Edgard Vincensini, était devenu un avocat célèbre, pas forcément dans l'optique politique qui est la nôtre, mais toujours aussi pimpant, ou comme lorsque j'ai revu Dominique Lentin, batteur de Dagon avec qui j'avais collaboré soit avec notre groupe de light-show, soit comme musicien invité. De même j'ai du plaisir à revoir Gilbert Artman ou échanger avec Richard Pinhas, trio d'un temps sous la bannière de Lard Free, sans compter Francis Gorgé, évidemment, avec qui (en compagnie de l'écrivain Dominique Meens) j'ai encore enregistré l'année dernière le CD Plumes et poils et avec qui je prépare un nouvel album d'Un Drame Musical Instantané !
Patrick, Gilles et les autres restent dans nos cœurs, car nous n'avons jamais oublié la complicité de nos premiers émois musicaux au point de chercher sans répit à les perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Ne jamais perdre l'émotion de mes débuts, lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que la passion et l'amour du jeu, est un travail quotidien que j'exerce en me ressassant la phrase de Jean Cocteau : "le matin ne pas se raser les antennes".

vendredi 12 mai 2023

Toujours de l'autre côté


On croit souvent que "l'herbe est toujours plus verte ailleurs". Ainsi ces coquelicots d'un bel orangé s'entêtent à pousser de l'autre côté de la barrière, au dessus d'un à-pic. Trait d'union entre des mondes à la fois si proches et si loin. Ces fleurs se tournent évidemment vers le sud. Comment leur reprocher ? Le mois dernier je me suis exposé comme elles, là, au soleil, il était cinq heures du soir et mon front est devenu rouge, jusqu'à peler. De ce promontoire nous plongeons sur la Loire. Je vois passer un bateau à roue. J'entends le bac faire des va-et-vient entre Indret et Basse-Indre. Il s'appelle Lola. Nantes doit bien cela au frère Jacques. "Celle qui dit v'la l'bateau, v'la l'samedi, v'la des matelots, on va tourner, on va danser, on va flirter sans y penser, on va rire et virevolter..." Je dors deux fois plus longtemps qu'à Paris. J'étais descendu à trois heures par nuit. La sieste pourrait rétablir l'équilibre, mais elle ne dure jamais plus de dix minutes. Chaque fois que je ferme les yeux le téléphone sonne, comme si mes paupières faisaient contact. Il y a longtemps que je sais que mon herbe n'est ni plus verte ni meilleure qu'ailleurs, mais c'est la mienne, celle qui m'est offerte au moment présent. La chance ne m'a jamais quitté si l'on tient compte de la patience. C'est sur la longueur qu'on évalue le bonheur. Si je tourne en rond, j'imagine que c'est pour mieux prendre la tangente. Ronger son frein. L'ailleurs n'est pas affaire d'espace mais de temps. J'ignore si l'herbe y est plus verte, mais les fleurs sauvages y font tour de magie.


Je pensais avoir terminé sur ce mot prometteur lorsque j'ai entendu quelqu'un frapper à ma fenêtre. Plusieurs coups répétés. Me retournant, j'ai reconnu l'oiseau. La pie, ou ce qu'elle incarnait, me regardait à travers la vitre de son œil narquois de petite voleuse. Je lui ai suggéré de prendre la pose. Lorsqu'elle s'est envolée, j'ai senti comme une page tourner. Elle ne pouvait emporter tout ce qui brille, ni l'or, ni le soleil, et encore moins mes rêves.

jeudi 11 mai 2023

Cochon qui s'en dédit


Cochon qui s'en dédit est un film gore si j'en juge par la définition qu'en donne le Petit Robert, « qui suscite l'épouvante par le sang abondamment versé ». Il ajoute « La drôlerie du gore vient de l'excès ». Le film est infesté de gorets à en vampiriser le jeune éleveur breton enfoncé dans un cauchemar de productivité dont les cadences infernales le mènent forcément à la catastrophe. L'allégorie porcine renvoie à l'aliénation de l'homme dans la société industrielle qui l'aspire dans une spirale où règne la confusion jusqu'à lui faire perdre ses repères. Il finit par faire corps avec la machine qui le broie, avec ses bêtes qu'il nourrit et saille dans un cycle pasolinien où le sexe et la merde finissent par tout submerger. En compléments de programme de ce remarquable DVD Jean-Louis Le Tacon filme L'homme-cochon, 20 ans plus tard dans les ruines de la porcherie avant que le cancer ne l'emporte. Un atelier pédagogique à l'EESI de Poitiers avec Patrick Leboutte lui permet de revenir sur sa démarche, empruntée à Jean Rouch, ici plus ethnographie partagée que cinéma-vérité au vu des libertés qu'il s'octroie en filmant en Super 8 l'éleveur qu'il aide activement pour le rembourser du temps qu'il lui vole avec son tournage. Cochon qui s'en dédit participe pleinement à la collection éditée par les Éditions Montparnasse [actuellement 10€ !] qui ont déjà publié de passionnants coffrets sur le cinéma militant de mai 68, mais, par cette folie qu'il mit en scène en 1980, dépasse l'imaginable pour atteindre à la banalité cruelle de ce qu'est devenue notre époque. En comparaison, ses Bretonneries pour Kodachrome représentent une satire gentillette des us et coutumes folkloriques de la Bretagne. Le Tacon montre une forte compassion pour les sujets qu'il filme de la manière la plus critique. N'empêche que les images démentes, réelles ou fantasmées, resteront longtemps gravées dans notre mémoire comme autant de signes terribles de ce qu'a pu produire l'absurdité économique et sociale du capitalisme.

Article du 3 février 2011

mercredi 10 mai 2023

Patrick Vian, noir silence


FaceBook a remplacé les petites annonces du Monde lorsqu'il s'agit des nouvelles tristes. C'est encore une pièce du puzzle de ma jeunesse qui disparaît lorsque Gilles Yepremian y tape "RIP" à propos de Patrick Vian. Je ne me souviens plus comment nous nous étions rencontrés, mais c'est sur son groupe, Red Noise, que je projetai pour la première fois mes images de light-show à La Gaîté Lyrique avec H Lights. Le même soir nous avons également éclairé Crouille-Marteau avec Pierre Clémenti et Jean-Pierre Kalfon, et un mix des deux, Red Crouille Noise Marteau, pour l'anniversaire de Melmoth dit Dashiell Hedayat ! Lors du premier concert de rock que nous avions organisé au Lycée Claude Bernard, notre premier groupe avec Francis Gorgé, Epimanondas, assurait la première partie tandis que Red Noise (avec Planetarium sous le nom du Vieux Berthoulet et ses péquenots flippants) et Dagon bouclaient les soirées.


J'aimais beaucoup Patrick. L'héritage de son père était évidemment un peu pesant. Il avait émigré vers le sud de la France. On se demandait s'il était encore vivant. Cela l'avait énervé. Aujourd'hui il n'y a plus de quoi. Nous sommes juste tristes...

Photo avec père et fils

P.S.: Patrick Vian est mort à Apt (Luberon) le 24 février 2023.
Long article passionnant de Hélène Sportis dans Jazz Hot.

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (index 7 : 35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
[Depuis cet article du 10 décembre 2010, est paru un CD de notre duo intitulé Rendez-vous sur le label autrichien Klang Galerie, voir également l'article du 26 décembre 2018].
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

mardi 9 mai 2023

La merveilleuse histoire du Petit Piano Michelsonne


La boîte aux lettres est un coffre à jouets où apparaissent chaque matin des trésors comme par magie. Ce matin [du 22 décembre 2010] il contenait le livre de Lynda Michel sur l'invention de son père, La merveilleuse histoire du Petit Piano Michelsonne. Composé d'un historique détaillé de 1939 jusqu'à l'incendie qui ravagea l'usine en 1970, de portraits d'artistes qui utilisent l'instrument pour leur plus grande joie et d'un catalogue où sont exposés tous les modèles avec prospectus, publicités, etc. L'objet serait nostalgique si le piano-jouet n'était adulé par de nombreux compositeurs contemporains (il manque Ève Risser et Michel Musseau, mais nous sommes déjà nombreux !) qui ont envoyé photographies et textes chantant les louanges du petit piano.
J'ai la chance d'en posséder deux même s'ils ne sont plus en très bon état. Depuis que j'ai envoyé mon témoignage à Lynda Michel j'ai retrouvé de nombreuses pièces inédites que j'ai mises en téléchargement gratuit sur la nouvelle version du site drame.org et que l'on peut écouter essentiellement dans l'album inédit Poisons (1977), sous les doigts de Bernard Vitet (Ethanol, Trop d'adrénaline nuit, Glotin, Poisons 2, De l'alcool de bois, Absinthe, Goudron, Gueuze Lambic Mort Subite), de la chanteuse Tamia (Digitaline, Goudron, Gueuze Lambic Mort Subite) ou sous les miens (He has been bitten by a snake, Le poison des orties, Androctonus Australis, Eine kleine Nachtmuzik, Penser à aut'chose et à haute voix, Penser à fermer le gaz, et avec Colette Magny en 1983). Mon premier enregistrement discographique avec le petit piano Michelsonne coïncide avec mon premier album, Défense de, en 1975. On peut l'entendre au début du Réveil, duo avec Francis Gorgé.
Je n'ai jamais fait de distinction entre les instruments sérieux qui constituent la lutherie traditionnelle, les jouets, les instruments ethniques, les prototypes construits par Bernard et les objets détournés de leur usage habituel. Leur choix dépend essentiellement de leur potentiel musical. Depuis les années 60 je continue de souffler dans un truc en bois tricolore à m'en faire exploser les tempes pour produire des sons suraigus proches des stridences d'un saxophone dont on mord l'anche. À côté de ce free jazz disproportionné je possède, entre autres, une boîte à ouvrage où sont rangés des dizaines de petits machins bizarres, d'un côté les percussions, de l'autre les vents. Alors que j'étais en séance avec le violoncelliste Vincent Segal je me suis même découvert récemment un talent particulier à jouer du ballon de baudruche pour produire un nombre inimaginable d'effets variés, mélodiques ou bruitistes. Puisqu'on dit des musiciens qu'ils jouent, tous mes instruments sont des jouets, du grand piano au petit Michelsonne, de la guimbarde au violon, des appeaux au trombone, du synthétiseur au clavier de pots de fleurs. À chaque projet correspond une instrumentation précise, quatuor à cordes ou big band de jazz, groupe de polyinstrumentistes débridés ou orchestre symphonique, encore que j'ai une fâcheuse tendance à intégrer des incongruités dans les schémas les plus classiques. Pour le timbre unique de ses tiges de métal tubulaires, aucune musique ne saurait se priver du petit piano Michelsonne, qu'elle soit du monde, du nôtre ou de l'autre, ou même des sphères ! (Ed. Lynda Michel, 14a avenue du Docteur Houillon, 67600 Sélestat, 09 65 29 56 75, 25€)

lundi 8 mai 2023

Infernet de Pacôme Thiellement


Le douzième et dernier épisode vidéo d'Infernet de Pacôme Thiellement m'a donné envie de pédaler jusqu'à la présentation de son livre à la librairie du Monte-en-l'air. Je n'ai pas été déçu. L'essayiste, érudit et généreux, sait raconter des histoires. D'abord celle qui le lie à Blast, site d'information indépendant lancé par le journaliste d'investigation Denis Robert, connu entre autres pour ses remarquables enquêtes sur la chambre de compensation Clearstream. Ensuite pour son commentaire sur le recueil de textes qui furent écrits en amont des vidéos réalisées par Mathias Enthoven et Ameyes Aït-Oufella. Pacôme Thiellement s'appuie sur des faits-divers contemporains et des légendes urbaines autour des réseaux sociaux pour dessiner un portrait terrible de notre société et de ce qu'elle fait de nous. Immanquablement de nous si vous me lisez sur votre écran.


En douze chapitres plus un treizième inédit intitulé Internet et moi [une confession] Pacôme Thiellement conte des évènements dramatiques qui peuvent nous sembler drôles s'ils n'étaient tragiques pour celles et ceux qui les ont vécus. Ces histoires sont symptomatiques du monde virtuel dans lequel nous évoluons et qui nous transforment, souvent insidieusement. Certaines sont célèbres, toutes proviennent d'exemples américains tout simplement parce que le territoire y est propice et que l'auteur parle leur langue : Marina Joyce, la « kidnappée » du réseau social ; Gabby Petito, l’influençeuse lifestyle tuée par son amoureux lors de leur roadtrip documenté au quotidien sur Instagram ; Manti Te’o, la star du football victime d’un catfish sur Twitter ; Nikocado Avocado, un YouTubeur qui fait des mukbangs à se tuer la santé pour faire des vues ; Michelle Carter et Conrad Roy, les amants Facebook maudits… Chaque évocation se termine par une sorte de morale à la manière de La Fontaine, ou plus exactement une petite conclusion critique et sociale, sorte de translation vers nos propres vies à laquelle nous n'échappons pas. De la prison YouTube dont nous sommes potentiellement résidents, kidnappés du spectacle, aux risques liés à notre rôle d'influenceurs, du masque des avatars semant la confusion aux fantômes de nos échanges amoureux, de notre isolement à la perte de nos repères, de notre désir de pouvoir à l'auto-dévoration du capitalisme... Pacôme Thiellement a quitté FaceBook. Les réseaux sociaux qui sont marqués par le calcul, le narcissisme, la concurrence, l'espionnage, la malveillance et l'humiliation ne sont heureusement pas Internet.


Il y avait foule au Monte-en-l'air où Thiellement dédicaçait gentiment son ouvrage. Denis Robert et Florent Massot l'accompagnaient. Je m'interrogeais sur mon propre usage de ces réseaux qui entretiennent peut-être l'illusion d'un lien social. Ce blog publié sur drame.org, en miroir sur Mediapart, tracé sur FaceBook, Twitter et Instagram participe-t-il à cet enfer alors que j'aurais aimé l'imaginer comme une porte vers un nouveau monde, une alternative à l'abrutissement ? Mes élucubrations sont-elles absorbées par le labyrinthe dans le labyrinthe ? Comment remplacerais-je ce travail critique et militant qui glisse de temps en temps vers l'analyse ? À quoi utiliserais-je les trois heures quotidiennes qu'exigent mes articles ? Vivre aujourd'hui implique des contradictions souvent douloureuses. En fut-il de toutes les époques ?


Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous l'épisode qui m'a donné envie de découvrir le reste, de quoi nous dégoûter à jamais du réseau social sur lequel je reproduis quotidiennement ce blog.

→ Pacôme Thiellement, Infernet, ed. Massot en collaboration avec Blast, 20,90€

vendredi 5 mai 2023

La stratégie du buffet


Une amie qui m'avait invité [...] au 20ème anniversaire de Courrier International au Théâtre de l'Odéon me fit courir un risque insensé en me laissant seul quelques minutes près du buffet. C'est un vieux truc d'enfance, je n'aime pas les bulles, mais j'adore goûter tous les petits fours de manière déraisonnable. J'avais sagement commencé à faire la queue pour le risotto jambon cru et les blinis au gravlax, mais les vieux réflexes ont pris le dessus et je me suis souvenu de la stratégie du buffet, consciencieusement élaborée à une époque où nous ne mangions rien d'autre que des pâtes, du riz ou de la purée mousseline, le tout assaisonné de sauce de soja. Il faut donc repérer où la cuisine a été installée et suivre le trajet emprunté par les serveurs jusqu'au buffet proprement dit. On fera parallèlement une petite étude psychologique du personnel pour identifier si certains joueraient les complices ou si une interception est envisageable sur leur chemin. Sinon il suffit de se planter à proximité de la table, sans s'y coller. On se sert, d'abord deux ou trois pièces à engouffrer successivement, et l'on s'éloigne pour laisser les autres convives en profiter, on passera même galamment une fourchette, et l'on effectue un petit tour avant de reprendre place au second rang. Il serait déplacé d'attendre les plats ; laisser repérer ce petit manège manquerait d'élégance ! Celles et ceux qui bloquent l'accès aux mets vous laisseront heureusement vous glisser. La stratégie consiste à évaluer la fréquence de présentation des plats, car les maîtres d'hôtel ont tous leurs manies, certains préférant tout apporter, d'autres distiller soigneusement les plateaux au fur et à mesure de la soirée, mais la fréquence est toujours régulière, ou du moins elle obéit à une logique. Lorsque nous étions nombreux, je suggérais à mes camarades de se mettre derrière moi en file indienne et je leur passais les canapés par dessus l'épaule sans avoir besoin de me retourner. J'ai le bras long !
Un jour à l'Opéra Garnier j'ai assisté à une démonstration de haute stratégie pour se faire servir au bar lorsqu'il y a foule. Un homme hèle le garçon un gros billet à la main : "Combien je vous dois ?". Le barman est irrésistiblement attiré par la grosse coupure qu'il ne peut pas laisser filer d'autant qu'elle est tendue de loin dans la mêlée. Ne se souvenant plus de ce qu'il a servi, et pour cause, il demande illico pour quoi. Le client annonce alors : "Deux whiskys". Surprise du garçon : "Mais nous n'en avons pas !". Réponse du petit malin : "Cela ne fait rien, donnez-moi deux Cocas !". Un autre breuvage absent de la carte fera aussi bien l'affaire...
Je suis rentré un peu honteux de m'être goinfré, pas tant pour la Holding LMPA (Courrier International, Le Monde, Télérama, etc.), mais pour mon régime qui a déjà subi cinq jours d'épreuves culinaires la semaine dernière dans le sud-ouest !

Article du 10 septembre 2010

jeudi 4 mai 2023

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas [elle abandonna le chant en 1998 après une opération ratée sur ses cordes vocales]. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour me remercier d'avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.


Trois et six ans après cet article du 28 novembre 2010, j'ai revu Carmen aux Nuits de Fourvière dans le Théâtre Antique, à l'Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et au Teatro Olimpico de Rome dans la version de l’Orchestra di Piazza Vittorio. Ma fille Elsa y incarnait "la pure, amoureuse, courageuse, déterminée Micaëla", prénom qui me renvoie à mon amour de jeunesse : "Je dis que rien ne m’épouvante, je dis que je réponds de moi... Mais, j’ai beau faire la vaillante, au fond du cœur, je meurs d’effroi. Toute seule, en ce lieu sauvage, j’ai peur… Mais j’ai tort d’avoir peur…". La troupe dirigée par Mario Tronco avaient même ouvert la saison de l'Opéra de Rome dans les Thermes de Caracalla. À l'Olimpico, le directeur musical, Leandro Piccioni, avait invité Ennio Morricone et sa femme qui étaient assis devant nous. Elsa en était forcément très émue. Pas autant que moi lorsqu'au salut elle entamait a capella The Man I Love de George et Ira Gershwin tandis que défilaient à petits pas la soixantaine de ses collègues...

mercredi 3 mai 2023

Le condamné à mort


Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.


En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »


La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.

Article du 26 novembre 2010

mardi 2 mai 2023

Zhang Yimou enfonce le clou


J'ai beau avoir tenu les 2h38 du nouveau film de Zhang Yimou et lu ensuite plusieurs résumés je n'ai pas compris grand chose à ce labyrinthe de trahisons à tiroirs. Mais peut-être me manque-t-il les connaissances historiques ? Comme pour Everything Everywhere All at Once dont Sonia me dit qu'il est truffé de références au Bouddhisme qui rendent le film particulièrement drôle, ce qui m'échappe. Full River Red est une sorte de peplum chinois dont la majorité des scènes sont plutôt intimistes, sorte de thriller humoristique à l'ère de la dynastie des Song du sud (1127–1279). L'intrigue se passe quatre ans après la mort du général Yue Fei, suite à la trahison du premier ministre Qin Hui qui ne semble pas en être resté là. Ce n'est donc pas ce qui m'a le plus intéressé dans ce flux un peu indigeste et répétitif, pas plus que la propagande sous-jacente concernant Taïwan, sujet épineux et bombe à retardement, mais l'utilisation du son dans certaines scènes. Le film se termine explicitement sur le célèbre poème Man Jiang Hong souvent attribué à Yue Fei : « Ce n’est qu’en récupérant les territoires perdus que nous répondrons à la demande du peuple ». Effet plaqué, mais résumant bien le film qui évoque essentiellement la loyauté et la trahison.


L'utilisation des instruments de percussion de l'orchestre traditionnel chinois m'a par contre énormément plu, voire m'a donné des idées ou les a confortées. Ils soulignent ou remplacent des bruitages au point de composer une sorte de musique varésienne aux timbres riches et variés. Les intermèdes récurrents accompagnant les déambulations dans le corridor extérieur sont particulièrement épatants, un rap chinois hystérique hurlé dans une haute tessiture, soutenu par les percussions, une basse électrique et, de temps en temps, des instruments traditionnels à cordes. En dehors de ça ce n'est certes pas le meilleur film du réalisateur des films à grand spectacle que sont Épouses et concubines, Hero ou Le secret des poignards volants...

lundi 1 mai 2023

Debussy, Schmitt et Ravel par un orchestre fantôme


Il y a deux ans j'avais écrit un article sur les premières orchestrations numériques de Francis Gorgé qui s'était attaqué au Livre 1 des Préludes de Claude Debussy et à sa Suite bergamasque. En plus de compléter aujourd'hui les Préludes avec le Livre II, il étend son monde impressionniste avec Chant du soir de Florent Schmitt et deux pièces de Maurice Ravel, initialement pour piano comme le reste, Oiseaux tristes et La vallée des cloches. Les puristes fronceront le nez devant ce crime de lèse-orchestre, mais les amateurs de paysages merveilleux apprécieront la narrativité timbrale de ces transpositions inédites (il en existe certaines, d'autres ont été perdues) où la magie tient du choix des instruments et de leur répartition symphonique. Francis Gorgé propose ainsi des pièces délicates qu'aucun compositeur n'avait encore orchestrées. Si l'ordinateur et les échantillonneurs sont mis à contribution, c'est évidemment par souci d'économie, mais on peut parier qu'Edgard Varèse serait allé dans ce sens avec ses propres œuvres si l'on en juge par ses propos dans ses entretiens avec Georges Charbonnier. Certains regretteront que ce ne soit pas un véritable orchestre, mais ce fantôme permet quelques traits impossibles à des interprètes vivants. D'autres se laisseront porter par cette projection personnelle de ces œuvres du début du siècle dernier, adaptées par un contemporain passionné dont le langage s'approche d'une vision cinématographique. À défaut de les faire jouer par un orchestre physique, il serait passionnant d'offrir à Francis Gorgé d'en créer de nouvelles dans cette hypothèse, ce qui lui éviterait de devoir intégrer à ses programmations des erreurs volontaires d'interprétation pour que ses rêves investissent le réel. Avec Un Drame Musical Instantané nous avions pu en juger et profiter avec notre grand orchestre de 1981 à 1986, et avec des formations plus importantes comme le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France. D'ici là laissez vous porter par ses réminiscences d'un temps qui n'avait encore jamais existé.

→ Francis Gorgé, Orchestrations numériques Debussy Schmitt Ravel, Forgotten Records, 15,90€