Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas [elle abandonna le chant en 1998 après une opération ratée sur ses cordes vocales]. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour me remercier d'avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.


Trois et six ans après cet article du 28 novembre 2010, j'ai revu Carmen aux Nuits de Fourvière dans le Théâtre Antique, à l'Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et au Teatro Olimpico de Rome dans la version de l’Orchestra di Piazza Vittorio. Ma fille Elsa y incarnait "la pure, amoureuse, courageuse, déterminée Micaëla", prénom qui me renvoie à mon amour de jeunesse : "Je dis que rien ne m’épouvante, je dis que je réponds de moi... Mais, j’ai beau faire la vaillante, au fond du cœur, je meurs d’effroi. Toute seule, en ce lieu sauvage, j’ai peur… Mais j’ai tort d’avoir peur…". La troupe dirigée par Mario Tronco avaient même ouvert la saison de l'Opéra de Rome dans les Thermes de Caracalla. À l'Olimpico, le directeur musical, Leandro Piccioni, avait invité Ennio Morricone et sa femme qui étaient assis devant nous. Elsa en était forcément très émue. Pas autant que moi lorsqu'au salut elle entamait a capella The Man I Love de George et Ira Gershwin tandis que défilaient à petits pas la soixantaine de ses collègues...