70 Cinéma & DVD - août 2006 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 30 août 2006

Violence des échanges en milieu tempéré


J'aime bien les titres composés dont il est souvent difficile de se souvenir, comme Beau temps mais orageux en fin de journée, Extension du domaine de la lutte, Établissement d'un ciel d'alternance, Eternal Sunshine of a Spotless Mind, Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, We're Only in It for the Money, Gruppo di famiglia in un interno, etc. En changeant habilement le titre de son premier long-métrage initialement appelé Organisation, Jean-Marc Moutout dresse parfaitement le paysage social du monde du travail aux prises avec le cynisme du capital. Filmé comme une comédie dramatique, c'est en réalité un drame qui se joue lorsqu'un jeune ingénu est engagé pour réaliser un audit sur une usine de métaux en but au rachat par une société plus importante. Le casting est si réussi, le mécanisme si précis que Moutout peut parler de "fiction documentée". Le film est devenu un incontournable dans toutes les boîtes de consulting, que ça les arrange ou pas. Je l'avais vu à sa sortie en 2004, il est repassé hier soir sur Arte, il existe en double DVD avec les courts métrages de Moutout, Tout doit disparaître et Électrons statiques ainsi qu'un documentaire inédit, Par Ici la sortie. Je le commande illico. C'est probablement l'un des meilleurs films français de ces dernières années, le genre de truc que la télévision devrait produire, question de salubrité publique. Il ne s'agit pas seulement de la restructuration d'une entreprise mais de la façon dont chacune et chacun prend la vie et considère le travail. La fin laisse d'ailleurs à chaque protagoniste le soin de s'inventer un avenir, dépression ou joie de vivre, combat ou compromission...

lundi 28 août 2006

Il y a des justes, mais ce ne sont pas toujours les mêmes


Si The Wind Shakes the Barley (Le vent se lève) de Kenneth Loach est filmé à la papa, si la première heure aurait pu être allégée de sa moitié, trop de brutalités appuyées pour que le public comprenne que l'on a raison de se révolter, il pose des questions intéressantes et révèle une page d'histoire comme il s'en écrit hélas tous les jours. L'authenticité des accents irlandais profite à cette épopée et lui donne un aspect documentaire sans manichéisme excessif, faille de presque tous les films du cinéaste anglais.
En rentrant à la maison, j'avais envie d'en savoir plus sur la constitution de la République d'Irlande, c'est déjà ça. Comme chaque fois, la famine précède cette révolution. Les idées de 1917 ont mis le feu aux poudres. Trois ans plus tard, la Couronne britannique défend le capitalisme contre les velléités républicaines des catholiques irlandais. Cette guerre d'indépendance préfigure toutes les guerres coloniales à venir, en Inde, en Afrique...
La trahison, le compromis, la radicalisation sont le lot des batailles et des guerres civiles qui suivent souvent la Libération. Un samedi soir de 1994, tandis que je suis encore sous le coup de mon séjour à Sarajevo pendant le siège, je vais à une fête chez mon ami Alain pour me changer les idées. Préférant la tchatche au sport, j'ai l'habitude de fréquenter la cuisine au détriment de la piste de danse. Recherchant donc un coin calme, je tombe sur un type taciturne occupé à changer les disques. Comme nous faisons connaissance, le gars me dit qu'il est responsable de mission humanitaire dans les cas de grande urgence. Il en a gros sur le cœur. Je comprends qu'il revient du Rwanda. Il est écœuré que 80% de l'humanité qui ne mange pas à sa faim... Il souligne que "pourtant il y a des justes", mais, et cela continue à me faire dresser les poils sur les bras chaque fois que je l'évoque, il ajoute "mais ce ne sont pas toujours les mêmes".
Rien n'est jamais acquis. Le qui vive et la réflexion s'imposent chaque fois. Il arrive que l'on prenne les mauvaises décisions, que l'on se trompe d'amis, que l'on se fourvoie, mais il n'est jamais trop tard pour rectifier le tir.

lundi 21 août 2006

Il n'en a rien été


J'avais imaginé lever le pied pendant les vacances et prendre quelque distance d'avec mon journal, sauter des jours, laisser l'écriture de côté. Il n'en a rien été. J'ai continué chaque matin sans jamais faillir. Pas de grasse matinée. Je me réveille tôt, après avoir empilé les rêves comme on enfile des perles, libéré de la nuit. En me levant, je pensai qu'hier il ne s'était rien passé de marquant. Aucune interrogation, aucune réflexion, rien ne justifiait ces lignes. Je ressassais ma journée à l'affût de quelque point de vue.
J'avais commencé par m'inscrire sur MySpace.com sur les conseils de Jean Morières, histoire de partager, de la musique, des idées... Ils appellent ça se faire des amis... J'avais fait le ménage pour recevoir Elsa et Yann-Yvon qui arrivent aujourd'hui, cette chambre n'ayant pas été ouverte depuis plus de trois ans, à la mort du grand-père. J'ai fait glissé les lourds volets roulants bloqués par des vis et des targettes pour retrouver la lumière. Nous étions ensuite allés nous baigner avec nos nouveaux masques devant la villa des tours, découvrant de nouveaux spécimen, un petit poisson orange à points noirs et trois énormes bestioles que je fus incapable d'identifier. Le tuba a une valve qui permet d'expulser l'eau du tuyau sans avoir besoin de souffler comme un malade. Pendant ce temps, Jean-Claude avait eu le temps de presser du jus de raisin, épais et sucré, et de cuisiner un gratin de pourpier. Après la sieste, nous étions allés au Lumière voir le dernier Michael Mann, un film d'action haletant avec deux flics à Miami. Plus tard, nous avons regardé Un homme avec les loups sur Arte, suivi d'un documentaire formidable sur le cinéaste Jean Painlevé.
Son bestiaire présente des chorégraphies merveilleuses sur des musiques de Maurice Jaubert (Barbe Bleue, film d'animation en pâte à modeler de 1938 tourné en Gasparcolor), Darius Milhaud (le célèbre Hippocampe), Duke Ellington (Black and Tan et Echoes of the Jungle pour Le vampire et Les assassins d'eau douce), Pierre Henry (Les amours d'une pieuvre), François de Roubaix (Cristaux liquides) ou de lui-même (bruits organisés en hommage à Edgar Varèse pour Les Oursins)... Intemporel, Jean Painlevé allie science et fiction sans trait d'union. Nous sommes plus proches d'un surréalisme naturaliste. Fils rebelle du mathématicien et homme politique Paul Painlevé, il est l'auteur de plus de 200 films dont La pieuvre, Le Bernard l'ermite, Crabes et crevettes, Caprelles et pantopodes, Hyas et sténorinques... Il existe d'ailleurs deux DVD, Compilations n°1 et n°2. Sur le site des Documents Cinématographiques fondés par Painlevé, on peut lire un très bon résumé de ses films "issus tant de la recherche scientifique que de l'esprit rebelle de l'avant-garde. Proche de Vigo, Eisenstein, Artaud, il a consacré sa vie à une radiographie luxuriante et joyeuse de l'infiniment petit, avec une prédilection particulière pour la faune aquatique qu'il aborde avec une obstination singulière, une curiosité presque jubilatoire et une absence de sentimentalisme. À l'affût de leçons d'humanité dans l'animalité, pionnier subversif du multimédia, Painlevé a su utiliser et développer les technologies les plus pointues de son époque (caméra sous-marine, trucage, ancêtre du steadycam) et mêler, en visionnaire, ses images aux musiques les plus contemporaines..."
Une journée comme les autres. Quel été !

samedi 19 août 2006

Le Palais Lumière


À La Ciotat, l'empreinte des frères Lumière est bizarrement sous-exploitée touristiquement. La résidence de la famille Lumière a été transformée en appartements. Les plus beaux bâtiments sont en bordure de mer, alors qu'à l'époque ils étaient destinés aux gardiens et au personnel. Les Allées Lumière, bordées de deux rangées de palmiers trop serrées, sont semées de sphères de ciment pour empêcher le parking sauvage. L'Eden Théâtre, la plus vieille salle de cinéma du monde, est annoncé en réfection depuis belles lurettes. Pas une seule carte postale d'un film, d'une photo ou d'un de ces édifices n'est proposée sur les tourniquets encombrés de vues maritimes toutes plus tartes les unes que les autres... Tout juste une grande toile peinte sur le cinéma local baptisé Le Lumière et un monument, stelle parallélépipédique sans style, au bord de la plage, proche de l'hommage au fondateur de la Cinémathèque Française, Henri Langlois, rappellent la présence des inventeurs du cinématographe. On pourrait s'attendre à trouver des photogrammes de l'arrivée du train en gare, de l'arroseur arrosé au milieu des vignes remplacées par des villas, ou bien des vues anciennes en couleurs, ou simplement un rappel de l'importance des Lyonnais avant la seconde spécialité ciotadène, les chantiers navals désaffectés, mais rien, rien non plus de cette magnifique architecture industrielle ! La ville semble banalisée, réduite à ses attraits de station balnéaire.

mardi 15 août 2006

Projection


L'excellent scénario (Prix à Cannes en 2000) est servi par des acteurs remarquables. Il faut cela pour nous faire avaler cette histoire de fous devenue tellement vraisemblable et banale qu'après la projection nous étions tous devenus un peu schizos. Nurse Betty est une comédie hilarante, dont la brutalité éphémère peut être difficile à regarder tant les ressorts dramatiques qui la soutiennent doivent être solides pour que l'intrigue soit crédible. L'énigme réside surtout dans la confidentialité en France d'une telle réussite. Le dvd est vendu une bouchée de pain (entre 1 et 10 euros !) sur 2xmoinscher, PriceMinister, DvdFolies, Cdiscount, etc. Renée Zellweger y est beaucoup plus intéressante que dans les Bridget Jones qui ont fait sa renommée, Morgan Freeman et Chris Rock ont un jeu étonnamment sobre, Gregg Kinnear a un rôle tout en finesse, pas plus facile à interpréter que tous les personnages du film. Un étrange site mormon auquel semble rattaché le réalisateur Neil LaBute (En compagnie des hommes, Entre amis et voisins, Possession, Fausses apparences...) divulgue sa biographie. Son prochain film, The Wicker Man, avec Nicolas Cage, sortira aux USA en octobre. À suivre.

samedi 12 août 2006

Le noir n'est pas une couleur


Le décorateur Bernard Evein s'est éteint mardi dans l'île de Noirmoutier à l'âge de 77 ans. Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort, c'est lui. Son nom est associé à celui de Jacques Demy, comme celui de Jacques Saulnier l'est à Alain Resnais. Les deux amis s'étaient connus à l'Idhec à la fin des années 40, après qu'Evein eut été élève aux Beaux-Arts de Nantes où il rencontra sa femme, la costumière Jacqueline Moreau. Bernard Evein signa les décors de la sublimissime comédie musicale de Jean-Luc Godard, Une femme est une femme (dvd exceptionnel en Zone 1 chez Criterion), et ceux des films de nombreux auteurs de la Nouvelle Vague comme Agnès Varda (Cléo de 5 à 7), Claude Chabrol (Les Cousins, Zazie dans le métro, À double tour), François Truffaut (Les 400 coups), mais aussi Louis Malle (Les amants, Le feu follet, Viva Maria !), Alain Cavalier (Le combat dans l'île, Thérèse), William Klein (Qui êtes-vous Polly Maggoo ?), Philippe de Broca (Les jeux de l'amour), Bertrand Blier (Notre histoire) ou Costa-Gavras (L'aveu). Son travail sur la couleur a marqué le cinéma de Jacques Demy, qu'il a connu en 1948 à Nantes et avec qui il a collaboré dès son petit film de marionnettes, La belle endormie en 1953, et surtout Le Bel Indifférent en 1957, jusqu'à Une chambre en ville et Trois places pour le 26 en 1988. Il travailla également pour le théâtre, avec Jean-Louis Barrault, Jean Desailly, Jean-Luc Tardieu et bien d'autres. Il dessina aussi les costumes de L'année dernière à Marienbad de Resnais...
En illustrations, les maquettes du bar des Parapluies de Cherbourg (ci-dessus) et de la salle de danse des Demoiselles de Rochefort (ci-dessous), deux films qui figurent dans mon Panthéon. Le premier ne manque jamais de me tirer les larmes, le second me redonne le sourire les soirs de déprime ! Très belles copies remasterisées disponibles en dvd.

Sa disparition me rappelle la magnifique histoire contée par Sacha Guitry dans Ceux de chez nous. Lorsque Monet cessa de voir, il s'éteignit. Alors que l'entrepreneur des pompes funèbres recouvrait le cercueil d'un voile noir, son vieil ami, Georges Clémenceau, l'arrêta et, arrachant les grands rideaux de toile fleurie de la fenêtre, recouvrit le cercueil du peintre, en disant : "Pas de noir pour Monet ! Le noir n'est pas une couleur !"
J'imagine mal un Almodovar sans penser à quelque filiation avec Evein qui inspira maints décorateurs, et pas seulement au cinéma...

mercredi 9 août 2006

Si Tati et Keaton étaient palestiniens...


En commandant le deuxième long-métrage d'Elia Suleiman, Intervention divine (Yadon ilaheyya) sur dvdfolies, j'ai eu la surprise de trouver également sur cette édition spéciale belge son premier long, Chronique d'une disparition, deux films formidables pour seulement 7,50 euros !
Voilà de quoi me remonter le moral après le terriblement décevant Cronenberg, A History of Violence, au scénario bâclé. Dans le genre "le passé vous rattrappe", mieux vaut revoir le fabuleux Out of the past (La griffe du passé) de Jacques Tourneur avec Robert Mitchum. Pendant que nous en sommes à Tourneur, le fils de Maurice, tous ses films sont à conseiller vivement, en particulier le coffret collector réunissant La Féline, Vaudou et L'Homme léopard. Scénarios époustouflants, magnifique noir et blanc, bande-son superbe d'intelligence cinématographique, ce qui nous change du sirop musical holywoodien auquel il est actuellement si difficile d'échapper.
Les films d'Elia Suleiman sont une réponse très fine à l'occupation israélienne et un remède à la dépression de la société palestinienne. Il a souvent été comparé, à juste titre, à Jacques Tati pour son humour et le rythme des scènes, et à Buster Keaton auquel il ressemble beaucoup, Suleiman interprétant chaque fois le rôle principal. Réaliser des comédies dramatiques pour ce Palestinien, c'est résister avec fierté à l'horreur et au désespoir vécus par les Arabes d'Israël.
Après avoir vécu une douzaine d'années à New York, le réalisateur revient dans son pays natal pour faire un film. Chronique d'une disparition (Prix du 1er film à Venise en 1996) est construit en deux parties, "Nazareth, journal intime" et "Jérusalem, journal politique", mais le même ton unit l'ensemble, nous faisant totalement oublier qu'il s'agit d'un documentaire où il filme sa famille et ses amis. Son utilisation du son, souvent anticipé par rapport à son image et produisant donc chaque fois un double sens, est formidable. Les gags répétitifs, la véracité des personnages qu'il évite soigneusement de glorifier, comme il préfère tourner en ridicule les policiers israéliens plutôt que les diaboliser, l'absurdité des situations annoncent son second film qui recevra le Prix du Jury et celui de la Critique Internationale à Cannes en 2002.
Les principaux personnages d'Intervention divine sont pratiquement muets. Leurs actes et leurs expressions leur suffisent pour s'exprimer. Deux amants, un Palestinien de Jérusalem et une Palestinienne de Ramallah, séparés par un check point militaire israélien, ne peuvent se voir que clandestinement. Mais leur désir complice va engendrer des répercussions violentes, leurs fantasmes se traduisant en prouesses... Ayant construit son film également en deux parties, Suleiman met d'abord en scène la mesquinerie du quotidien, avec un humour souvent non-sensique et une tendre méchanceté. La seconde moitié aborde cette histoire d'amour impossible, avec toujours autant de poésie, d'invention, d'humour grinçant... La scène de l'odeur de merde qui flotte dans la voiture des militaires répond à celle de leur envie de pisser dans le précédent film, histoire de dégonfler la baudruche. Baudruche gonflée cette fois avec les ballons à l'effigie d'Arafat volant à la conquête de Jérusalem ! Le film devient plus radical, car le temps passe en Palestine sans que les choses ne s'améliorent. Gageons que si Suleiman en réalisait un troisième, il serait encore plus agressif.