Combien d'œuvres sont affublées du terme "expressionniste" pour avoir seulement flirté avec le concept ? Au cinéma, tandis que l'on rattache nombre de films allemands de F.W. Murnau (Nosferatu), Paul Wegener (Le Golem) ou Fritz Lang (Metropolis, tous les Dr Mabuse, M le maudit, etc.), l'exemple éternellement cité est Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene (1919). Jeu outré des comédiens, décors qui tordent le réel, les déformations angoissantes renforcent l'émotion des spectateurs. La psychanalyse est projetée sur l'écran par un jeu d'optique qui fait surgir du quotidien les intentions des personnages.
Il existe pourtant un film, injustement méconnu, peut-être à cause de la radicalité de son abstraction pour un film narratif, qui représente plus qu'aucun autre ce qu'est le cinéma expressionniste. Von morgens bis mitternachts (De l'aube à minuit) choqua tellement en 1920 qu'aucun distributeur ne s'engagea dans en Allemagne. En 1972, j'eus la chance de le voir dans une version tronquée de 42 minutes à la Cinémathèque Française dans le cadre de mes études à l'Idhec, programmé par Jean-André Fieschi, grâce à une copie retrouvée au Japon ! Mais c'est seulement avec l'édition DVD de Filmmuseum distribuée par Choses Vues que nous pouvons découvrir ce joyau de 73 minutes.
Le travail graphique est absolument exceptionnel. Les décors peints de guingois, les maquillages sur des figures transformées en toiles peintes, les gestes aux expressions exarcerbées, tout profite à la folie de la pièce de Georg Kaiser portée à l'écran par Karlheinz Martin. Les lignes brisées du chemin peint sur le sol qu'emprunte le pauvre diable, employé de banque volant dans la caisse pour échapper à son train train quotidien, renforcent sa souffrance. Son calvaire renvoie aux différences de classes et sa mise en croix rédemptrice dessine un autre trait d'humour dévastateur.
Le film muet est accompagné par deux orchestres différents selon le choix de la piste sonore. J'ai une préférence pour le trio de percussion SchlagEnsemble H/F/M dirigé par Christian Roderburg, partition semi-improvisée plus vive et variée que celle composée par Yati Durant pour un petit ensemble de chambre. Cet accompagnement obéit intelligemment aux meilleures lois du genre, interprétation moderne des connotations d'époque, respect des lignes dramatiques avec liberté d'improviser à l'intérieur des structures fixes, enregistrement "live" redonnant vie à ce chef d'œuvre du 7e art.