En 1981 Ivan Passer, réalisateur de la nouvelle vague tchèque immigré aux USA, réalisait son meilleur film, Cutter's Way (La blessure), thriller psychologique montrant les séquelles de la guerre du Vietnam sur trois marginaux dans une côte ouest loin de son image idyllique. Comme Miloš Forman dont il avait été plusieurs fois le scénariste à Prague il filme son nouveau pays d'adoption avec le regard critique des immigrés capables d'identifier ce qui cloche dans les détails de la vie quotidienne, symptômes d'une société en déliquescence.
La violence engendre la violence, on le savait. Ivan Passer insiste sur la paranoïa qui en découle, exutoire de ce que les victimes ont subi. Cette brutalité semblant faire fi des leçons de l'Histoire touche parfois des pays entiers. Ici Alex Cutter (John Heard), qui a perdu un œil, un bras et une jambe au Vietnam, ne se dépare pas d'une rage qui le pousse à se soûler au moindre désœuvrement et lui fait pousser des ailes démentes dans l'adversité. Je ne me souviens de pareille gambade que dans Mauvais sang de Carax lorsque Denis Lavant cabriole devant les palissades. Richard Bone interprété par Jeff Bridges, tout juste sorti des Portes du Paradis de Cimino, se dissout dans les conquêtes féminines, incapable de s'attacher à qui que ce soit, si ce n'est à son camarade qu'il tente en vain de protéger contre lui-même. Mo jouée par Lisa Eichhorn scelle leur virile amitié dans une triangulaire ambiguë où le renoncement tient lieu de verdict aux illusions perdues. Un subtil érotisme suinte des regards échangés et des sous-entendus, mais la fatalité semble plus forte que leurs désirs.


Ivan Passer montre Santa Barbara sous un angle inédit où l'opulence n'est qu'un vague décor derrière un rideau de fumée. Si l'enquête policière n'est qu'un prétexte à révéler la noirceur des âmes torturées, la modernité du scénario et le jeu des acteurs en font l'un des plus beaux thrillers californiens, chef d'œuvre méconnu de son auteur que Carlotta ressort au cinéma le 25 juin dans une version restaurée. Notons enfin la musique de Jack Nitzsche dont le glassharmonica et la cythare font flotter l'action dans une sorte de no man's land où aucun personnage n'est à sa place.