70 Cinéma & DVD - mars 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 25 mars 2016

Mai 68 et son cinéma


Sur FaceBook Jean-Noël Lafargue (né en 1968 !) écrit : "On dit beaucoup que Mai 1968 n'a rien apporté, mais je prends plaisir à redécouvrir ou découvrir le cinéma post-soixante-huitard qui, au delà du plaisir manifeste à montrer des gens à poil, me semble plus subversif que tout ce qui se fait depuis, et en même temps assez jubilatoire. Il faut que je voie tout Joël Séria, tout Alain Jessua, tout Bertrand Blier (celui que je connais le mieux sans doute)... Et qui d'autre ? Vous avez des conseils ?"
Il faut d'abord rappeler que mai 68 fut une révolution de mœurs incroyable. Nous sommes passés de la blouse grise à l'explosion psychédélique du flower power, les collèges et lycées sont devenus mixtes, l'imagination a été portée réellement au pouvoir (il n'y a qu'à constater les films qui sortaient chaque semaine, les disques que les jeunes consomment aujourd'hui de revival en revival, etc.), la liberté sexuelle ne nous a pas rendu plus heureux mais on en a tout de même drôlement profité (arrivée de la pilule, droit à l'avortement, féminisme, revendication des homosexuels...), la jeunesse s'est politisée (on pensait alors que tout était politique et cela continue), des liens ont été tissés entre étudiants et ouvriers, etc. Les critiques portées contre mai 68 sont totalement déplacées, c'est la réaction contre mai 68 qui a déclenché toutes les déviances absurdes. Les conservateurs n'ont eu de cesse de démonter le mythe d'une génération qui avait cru naïvement pouvoir changer le monde, que ce soit dans la paix et l'amour ou dans la révolution permanente.


Mais revenons à la question de Jean-No à qui j'ai cité dans le désordre complet Sweet Movie de Dušan Makavejev, Bof et Themroc de Faraldo, les films de Pierre Clémenti, Les idoles de Marc'O (même si de 1967, j'aurais pu évoquer aussi Les petites marguerites de Věra Chytilová sorti en 1966 et les premiers Forman), L'an 01 de Doillon, Gébé, Resnais et Rouch, les films de Buñuel, Ferreri, Pasolini, Godard, Rivette, Varda de cette époque, Solo et L'albatros de Mocky, Anatomie d'un rapport et Genèse d'un repas de Moullet, La Femme-bourreau de Bonan, L'acrobate de Pollet, La fiancée du pirate de Nelly Kaplan, More de Schroeder, mais aussi Skidoo de Preminger, Head de Rafaelson, Zabriskie Point d'Antonioni, El Topo et La montagne sacrée de Jodorowsky et Easy Rider. J'en oublie des quantités comme les films lysergiques réalisés par les Laboratoires Sandoz !

jeudi 24 mars 2016

Le siège ou Sarajevo survolé


Grosse déception devant le reportage de Patrick Chauvel et Rémy Ourdan, lauréat du FIPA d'or 2016 du meilleur documentaire de création. Alternance d'interviews sur fond noir regard gauche caméra et d'archives sanglantes. D'un côté le syndrome Shoah accumulant les témoignages unanimes, de l'autre des documents à sensation façon Journal de 20 heures. En aucun cas un documentaire, le seul point de vue se résumant au courage réel et solidaire des habitants de Sarajevo face à l'absurdité criminelle d'un ennemi d'ailleurs absent du film. En aucun cas une création, mais un reportage plat et formaté comme tous ceux auxquels la télévision et les festivals de cinéma nous habituent. Pas une once d'explication d'une guerre dont on n'a pas cessé de nous dire qu'elle était compliquée alors qu'en quelques mots il serait facile de resituer le siège de Sarajevo dans son contexte historique. Esquissé le rôle terrible de la FORPRONU dont il faudra bien qu'un jour soit révélée sa complice inaction. Le Fipa d'or 2000 qui avait salué la fiction Warriors de Peter Kominsky produite par la BBC était autrement plus mérité.

Quant à la vie de tous les jours, quotidien incroyable des habitants de Sarajevo pendant le siège qui dura près de quatre ans, constitué de système D, de réflexions philosophiques et d'une inclination indispensable pour la poésie sous toutes ses formes, il faudrait absolument revoir les 120 épisodes de la série Chaque jour pour Sarajevo - Chroniques d'une rue assiégée, en anglais A Street Under Siege, imaginée par Patrice Barrat et coproduite par Point du Jour, Saga et la BBC. Neuf réalisateurs se succédèrent pour tourner autant de très courts métrages de deux minutes diffusés chaque soir dans toute l'Europe avant le Journal. La production avait choisi d'envoyer des réalisateurs et non des reporters de manière à générer un regard autre que celui des journalistes. Parmi ces miniatures, Patrice Barrat, Corinne Godeau, Ramdane Issaad, Philippe Baron, Baudoin Koenig, José Maldavsky, Serge Gordey, Gonzalo Arijon, avec le soutien d'Ademir Kenovic, réalisèrent quelques chefs d'œuvre, mais tous les épisodes font sens et ne ressemblent à rien d'autre. Un hymne à l'humanité qui se moque des brutes épaisses venues faire des cartons le week-end comme on va à la fête foraine. J'étais le troisième à partir dans cet enfer et je réalisai, entre autres, un jour de colère, Le sniper, première fiction tournée là-bas pendant le siège. J'ai beaucoup écrit à mon retour et dirigé le disque Sarajevo Suite avec une quarantaine d'artistes et de musiciens autour des poèmes d'Abdulah Sidran. Le retour à la normalité des Sarajéviens, redevenus semblables à nous avec le temps, m'a permis de rompre le lien pathologique qui me reliait à la ville martyr, mais chaque fois qu'est évoquée cette période historique qui marqua la fin de l'Europe telle que nous aurions pu la rêver et le blanc-seing à toutes les horreurs commises depuis je scrute dans le regard de mes condisciples la leçon qu'ils auraient pu en tirer.


Difficile d'être juge et parti alors que j'appartiens à l'équipe qui reçut en 1994 un BAFTA (British Academy Award of Film & TV Arts) et le Prix du Jury au Festival de Locarno à titre collectif (sur le Net je n'ai trouvé que des extraits montés et tronqués, comme ci-dessus, mais cela donne tout de même une petite idée). Témoin d'une bascule déterminante de l'Histoire, je suis d'autant plus sensible à tout ce qui y a trait, témoignages bouleversants, manipulations odieuses, révélations renversantes, interprétations artistiques. J'ai aussi du mal à confondre une approche anecdotique avec ce que les anecdotes peuvent apporter à un point de vue d'auteur qui ne saurait jamais être neutre ni manichéen. Plus de vingt ans après les évènements, on serait en droit d'attendre un regard neuf !

Que cela ne vous empêche surtout pas de regarder Le siège en replay sur Arte+7 jusqu'au 29 mars et de vous faire votre propre idée !
Photo © Milomir Kovacevic

lundi 14 mars 2016

Love Streams, un chef d'œuvre de Cassavetes

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Wild Side publie un coffret Blu-ray/DVD contenant un master restauré de l'avant-dernier film de John Cassavetes, Love Streams (1984), accompagné de son second, qu'il répudia pour en avoir perdu le final cut, A Child is Waiting (Un enfant attend, 1963), et du livre L'amour et le vertige, trajectoire d'une rebellion sur la genèse de Love Streams, écrit par Doug Headline. On y trouve également le making of de Michael Ventura I'm Almost Not Crazy, et deux émissions de Cinéma, Cinémas sur le tournage. J'insiste toujours sur les bonus des DVD, archives exceptionnelles qui ravissent les cinéphiles, d'autant qu'elles sont inaccessibles lorsque l'on assiste aux films en salle.
Contrairement à la plupart de ses autres films, Love Streams n'est pas tourné caméra à l'épaule, ce qui ne l'empêche pas de nous donner le vertige, essentiellement grâce aux portraits des deux protagonistes génialement interprétés par l'auteur et sa femme, Gena Rowlands. Sarah et Robert sont des oisifs sans problèmes financiers, deux enfants qui n'ont jamais grandi, en marge d'une société qui ne les y a jamais forcés. Seule, elle a perdu la garde de sa fille ; il ne connaît pas son propre fils, se dissolvant dans l'alcool et les rencontres sans lendemain. Chacun a plus d'amour à donner que personne ne peut en recevoir, mais leurs moments d'absence les rendent impossibles à vivre pour quiconque. Leurs jeux et leurs handicaps rappellent Les enfants terribles de Cocteau et Melville. Leur relation ne devient explicite que tard dans le film, une histoire ancienne qui n'est jamais même effleurée. C'est le passé. Sarah et Robert vivent dans l'instant, impulsifs et égoïstes. Cassavetes, à qui le producteur Menahem Golan laisse les mains libres, insère deux rêves de cette quinquagénaire qui ressemble beaucoup à Une femme sous influence : des pitreries qui ne font rire qu'elle-même et une comédie musicale étonnante avec danseuses et orchestre en direct, scène onirique plus réelle que les délires à répétition qui s'enchaînent sans temps mort. La vie est fragile. Cassavetes est déjà très malade. Il mourra en 1989 des suites de sa cirrhose, à cinquante-neuf ans. Love Streams est un de ses plus beaux films et fait figure de testament si l'on sait lire entre les plans.

mardi 8 mars 2016

Apéro Boulot Château


Pour cette Journée Internationale des Femmes, aussi condescendante et machiste que la galanterie, j'ai eu envie de ressortir de ses cartons un court métrage apéritif tourné dans les années 80 par Françoise Romand. Portrait d'une entreprise paternaliste de 1800 salariés, il pointe le rôle des femmes dans la société française comme dans celle fondée par Paul Ricard. Les chaînes dansent autour de la bouteille, réunion de "famille" élargie où le syndicat est maison et où les ouvrières sont estampillées Ricard. Il y est question d'héritage et de classes sociales, des perspectives d'emploi des enfants des uns et des autres, et d'une philosophie de l'entreprise où les salariés parlent à la première personne du pluriel pour évoquer leur employeur. Quel pastis !


Le titre de ce petit film livre évidemment une piste sur l'angle choisi par la réalisatrice pour suggérer la manière dont le patronat tient son personnel. Il est facile d'imaginer ensuite comment les élites gouvernent un pays à grand renfort de communication et de bourrage de crânes. Dans Apéro Boulot Château on retrouve le style de Françoise Romand, mise en scène explicite du documentaire, entretiens face caméra, effets de montage où le décor fait partie des protagonistes... Le thème de l'identité y est aussi présent que dans ses longs métrages Mix-Up, Appelez-moi Madame, Vice Vertu et Vice Versa, Passé Composé, Thème Je ou Baiser d'encre. Quel que soit son sujet Françoise Romand n'abandonne jamais la fantaisie, façon habile de prendre du recul avec des évidences présupposées. Ces petits décalages replacent le réel dans la mise en scène sociale qui exploite quotidiennement la naïveté de ses acteurs transformés en spectateurs de leur propre aliénation. La réalisatrice, ici comme dans ses films plus "sérieux", se sert des codes pour les transgresser avec humour, en jouant de sa complicité avec celles et ceux qu'elle filme. Santé !

→ Six films de Françoise Romand sont déjà sortis en DVD, commandables sur son site.