70 Cinéma & DVD - mai 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 18 mai 2021

Mansi, vidi, victus sum


Je suis resté, j'ai vu, j'ai été vaincu. Pas pu venir, je ne bouge pas tant que ça et pour cause. Vaincre, quelle drôle d'idée ! Donc, depuis ma dernière revue confiné et mes articles sur des œuvres particulières (rubrique Cinéma & DVD), j'ai regardé pas mal de films et de séries. Le soir, la projection me fait oublier les bruits du monde pendant quelques heures.
J'ai continué mon festival Agnieszka Holland avec le polar français Olivier, Olivier et un énième film sur l'Occupation allemande en Pologne, Amère récolte. Tous ses films sont intéressants. Je ne comprends toujours pas le besoin d'hémoglobine gore dans les films actuels comme Possessor de Brandon Cronenberg qui me fait fermer les yeux pendant plusieurs passages malgré un scénario prenant, dans le style de son père. Les évadés de Santiago (Pacto de Fuga) est un bon film d'évasion chilien de David Albala évoquant la période Pinochet évidemment. I Care a Lot est une comédie noire et cynique de J Blakeson plutôt amusante. Je me suis tellement ennuyé devant le multi-oscarisé Nomadland que je préfère éviter le sujet. Son succès ? Un mystère. Je vous raconte tout cela dans le désordre, ma mémoire étant en ce domaine aussi mal rangée que la chambre de ma fille quand elle était ado. J'ai laissé traîner The Courier, The Last Vermeer, French Exit qui se laissent regarder, avec un petit plus pour L'homme qui a vendu sa peau (The Man Who Sold His Skin) du Tunisien Kaouther Ben Hania. J'ai toujours trouvé drôles les films critiques qui se passent dans le milieu de l'art, comme The Square ou Velvet Buzzsaw par exemple, deux réussites.


Les séries ont évidemment avalé pas mal de mon temps de projection. Le problème du fantastique est qu'on peut raconter n'importe quoi, Shadow and Bone ne faisant pas exception, même si les images sont magnifiques et qu'on sent le désir de marcher sur les traces de Game of Thrones. La science-fiction et l'anticipation exigent plus d'imagination pour être cohérentes. La comédie noire et psychologique I Hate Suzie, qui s'appuie sur la publication d'une sex-tape d'une actrice en vogue renvoyée à elle-même, est intelligente, même si assez énervante. La série policière Bloodlands est du niveau auquel les Britanniques nous ont habitués, avec un cynisme qu'ils attribueraient probablement à l'humour noir, si une suite n'était pas annoncée. J'ai repris la troisième saison de Pose sur le monde transgenre new-yorkais de la fin des années 80, mais elle devient trop explicative et démonstrative, alors que j'en avais jusqu'ici adoré le voguing et l'aspect social.


La réussite récente est la série The Underground Railroad de Barry Jenkins qui avait déjà réalisé deux excellents longs métrages, Moonlight et Si Beale Street pouvait parler. Cette adaptation poétique du roman de Colson Whitehead, Prix Pulitzer 2017, tous deux Afro-américains, rappelle à quel point fut ignoble l'esclavage aux U.S.A., droit de vie et de mort, reproduction en Géorgie, stérilisation en Caroline du Sud, interdiction de résidence en Caroline du Nord, etc. au travers du chemin de fer clandestin, réseau aidant les esclaves fuyant vers la liberté au-delà de la ligne Mason-Dixon et jusqu’au Canada avec l'aide des abolitionnistes qui adhéraient à leur cause. Avec le passionnant Eliminate All The Brutes de Raoul Peck, on sent de plus en plus la nécessité de revenir sur ce traumatisme minoré, mais hélas fondateur, de l'histoire américaine. L'un et l'autre sont ce que j'ai vu de mieux ces derniers temps, documentaire fictionnalisé pour le premier, évocation métaphorique pour le second, avec un retour salutaire de l'Histoire.
Tout cela ne me remonte pas le moral, mais l'humanité semble ainsi faite, construite sur le crime, l'abjection, l'horreur et l'aveuglement. Heureusement, des femmes et des hommes de bonne volonté résistent à toute cette absurdité et parfois réussissent à nous faire rêver à un monde meilleur dont pour l'instant nous ne prenons pas le chemin.

jeudi 6 mai 2021

Qu'est devenu Martin Arnold ?


On se souvient peut-être des magnifiques détournements de films hollywoodiens que Martin Arnold réalisait à la fin du siècle dernier. Je reproduis mon article de 2009 pour mémoire en bas de celui-ci, ce qui vous permettra d'apprécier trois de ses œuvres les plus célèbres et particulièrement brillantes. Or, dès l'année suivante, Martin Arnold s'attaquait aux Mickey animés qu'il déconstruit en boucles tout aussi bégayantes, mais en maniant la gomme comme ses prédécesseurs le pinceau, avec toujours le principe qu'une histoire peut en cacher une autre. Sur son site, on pourra ainsi découvrir nombreux films courts : Shadow Cuts, Soft Palate, Self Control, Haunted House, Tooth Eruption, Whistle Stop, Black Holes, Elsewhere, ainsi que Full Reheasal qui inaugure peut-être une nouvelle direction. Dans l'obscurité d'un noir profond, Martin Arnold révèle ainsi le rire, le ronflement, la douleur, la peur, la raillerie, le désespoir, le suicide, l'euphorie, qui se succèdent en épures ironiques.

Et tout en bas, j'ai ajouté un extrait de Deanimated: The Invisible Ghost (2002), qui fait le pont entre sa première période et sa seconde. Grâce aux effets numériques, Martin Arnold efface progressivment les personnages du film d'épouvante The Invisible Ghost (1941) pour ne conserver que les décors et les mouvements de caméra.

L'ATTAQUE DE MARTIN ARNOLD
Article du 19 mai 2009


Ayant accompagné Françoise au Point Éphémère pour la signature de ses deux premiers DVD au Salon des éditeurs indépendants, j'ai fait quelques trouvailles dont les œuvres cinématographiques quasi complètes de Martin Arnold, un cinéaste autrichien qui rappelle étonnamment le Steve Reich des débuts lorsque le compositeur répétitif américain travaillait sur du "found footage" pour It's Gonna Rain ou Come Out. Ici rien de systématique, mais une science du cut-up microscopique et du bégaiement sémiologique à couper le souffle. Martin Arnold fait des boucles avec des films trouvés. Les photogrammes lui dictent des effets que son imagination cultive comme dans une champignonnière. Ondulations, glissements, flashbacks, renversements, kaléidoscopes, pas de deux diabolique dont on ne voudrait manquer aucun instant pour un en pire, parsèment Pièce touchée (1989), manège diabolique où le spectateur est pris d'un vertige hypnotique qui se développera de manière encore plus perverse dans les films suivants.


Pour Passage à l'acte (1993, ces deux premiers titres sont en français), l'artiste autrichien intègre le son à la boucle pour tailler un short (les films font chacun environ un quart d'heure) à la famille américaine et aux mâles dominants en pleine crise d'autorité. Si la scène devient cocasse, elle n'en demeure pas moins fascinante, hypnotique. Les effets stroboscopiques du "flicker film", ralentissant l'action, génèrent une analyse cruelle du principe cinématographique. The Cineseizure, titre du DVD édité à Vienne par Index en partenariat avec Re:Voir, pourrait d'ailleurs se traduire "Ciné-attaque" comme dans une apoplexie.


Le troisième film de la trilogie (la suite des œuvres d'Arnold est constituée essentiellement d'installations), Alone. Life Wastes Andy Hardy (1998) détourne une comédie musicale avec une virulence inattendue. Mickey Rooney, mais plus encore Judy Garland sont torturés par le hachoir du cinéaste transformant en drame œdipien l'original par des tremblements où le mouvement des lèvres et le frémissement de la peau révèlent la sexualité refoulée des films de l'époque. Martin Arnold fait partie, comme Mark Rappoport, de ces entomologistes du cinéma qui en révèlent les beautés cachées, inconscientes et convulsives, sans ne jamais sortir du cadre.
Comme toujours, les films sont à voir sur grand écran pour que la magie fonctionne à plein. Le DVD offre en prime quelques "pubs" pas piquées des hannetons, de l'humoristique Jesus Walking On Screen à la douche de Vertigo pour la Viennale. Terriblement drôle et monstrueusement juste.

DE L'AUTRE CÔTÉ DU PONT
Post scriptum de mai 2021


L'installation Deanimated: The Invisible Ghost, dont la durée totale est de 60 minutes, est plus fantômatique que le film original. Bela Lugosi, Polly Ann Young et John McGuire ne laissent plus passer que leurs ombres, un peu de poussière, les balles qui explosent... La narration devenue incohérente interroge notre incarnation et notre disparition.

mardi 4 mai 2021

Une chambre en ville


En visite à Nantes, comment ne pas penser à Lola, Une chambre en ville et à Jacquot ? La dernière fois que j'ai traversé le Passage Pommeraye, je jouais au Pannonica avec Antonin-Tri Hoang et Vincent Segal, bientôt neuf ans. J'ai toujours été plus Maxence que Lola, ma chambre n'est pas en ville, mais elle donne sur un jardin suspendu au dessus de la Loire. Je suis toujours aussi ému par la scène d'intro du film de Jacques Demy de 1982 (je n'ai pas trouvé l'extrait avec «Police, milice, flicaille, racaille !...» et le magnifique passage du noir et blanc à la couleur). Plus je le regarde, plus j'aime la musique de Michel Colombier et ce film est même devenu mon préféré de Demy...



Article du 9 juillet 2008

[Depuis cet article], l'édition dvd de l'intégrale Jacques Demy sur laquelle travaillait amoureusement la famille Varda-Demy rue Daguerre [est sortie]. Offrez-vous le double cd d'Une chambre en ville que Michel Colombier mit en musique. Si Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort et Peau d'âne sont adulés par tous les admirateurs de Demy et de "comédies" musicales, Une chambre en ville rencontra un succès critique, mais fut un échec populaire incompréhensible. Télérama s'en émut [et bien d'autres depuis], mais rien n'y fit. Certaines sorties tombent à un mauvais moment, d'autres profitent à un film surestimé. Les succès d'Amélie Poulain ou des Chtis correspondent à une époque de grisaille où le public avait besoin de se changer les idées et d'oublier les tracas de la vie.


Le film de Demy est le plus explicitement politique de son œuvre. Le disque met en valeur ses dialogues comme toujours exceptionnels. Si la musique de Michel Colombier ne possède pas la richesse mélodique de Michel Legrand (par ailleurs plus aussi en verve pour Trois places pour le 26 ni sur le catastrophique Parking, mais quelle idée aussi de laisser chanter Francis Huster !), elle fonctionne dramatiquement à travers la suite de ses récitatifs. Au début du film, la charge des CRS contre les ouvriers des chantiers navals nantais est un morceau d'anthologie.
Dominique Sanda nue sous son manteau de fourrure, la violence de Michel Piccoli en marchand de télés impuissant au collier de barbe rouquin, la prestation extraordinaire de Danielle Darrieux en aristocrate déchue veuve de colonel, les ouvriers métallurgistes joués par Richard Berry et Jean-François Stévenin illuminent ce joyau méconnu ou mésestimé. Les images de Jean Penzer, les décors de Bernard Evein, les costumes de Rosalie Varda participent à la magie de l'œuvre. Le générique des voix est comme souvent absent du livret : Danielle Darrieux qui se double toujours elle-même dans les passages chantés (Mme Langlois), Fabienne Guyon (Violette), Florence Davis (Edith), Liliane Davis (Mme Pelletier), Marie-France Roussel (Mme Sforza), Jacques Revaux (François), Jean-Louis Rolland (Ménager), Georges Blaness (Edmond), Aldo Franck (Dambiel), Michel Colombier (arroseur), Jacques Demy (un ouvrier)...
L'INA permet de découvrir quelques extraits, des moments du tournage, l'enregistrement de la musique, grâce à un reportage passionnant de Gérard Follin et Dominique Rabourdin [qu'en reste-t-il aujourd'hui ?] et à un court sujet de ''Cinéma Cinémas".


En me rendant sur le site de Michel Colombier, j'apprends que le compositeur s'éprit très jeune de jazz et d'improvisation. Si on le connaît pour avoir cosigné la musique de la Messe pour le temps présent avec Pierre Henry pour les ballets de Maurice Béjart, il écrivit énormément avec Serge Gainsbourg et collabora avec Charles Aznavour, Jean-Luc Ponty, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Stéphane Grappelli. Il fut le directeur musical de Petula Clark (Wings est considéré comme la première symphonie pop) et travailla avec des artistes aussi variés que les Beach Boys, Supertramp, Quincy Jones, Roberta Flack, Barbra Streisand, Herbie Hancock, Earth Wind and Fire, Joni Mitchell, Jaco Pastorius, David Sanborn, Branford Marsalis, Bobby McFerrin, Prince, AIR, Mirwais, Madonna et le Quatuor Kronos.
Attention, ce double cd, commandé sur Screenarchives, est un tirage limité à 1200 copies édité par Kritzerland.