70 Cinéma & DVD - août 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 30 août 2021

Mémoires d'une savonnette indocile


Les Mémoires d'une savonnette indocile rédigées par Luc Moullet auront merveilleusement accompagné ma première semaine de convalescence. Comme ses films, ses écrits sont à la fois drôles et passionnants. "Je pense qu'il n'y a de vrai comique que sur des sujets sérieux." Quel plaisir que ses souvenirs aux Cahiers du Cinéma, fourmillant d'anecdotes croustillantes sur ses camarades de la Nouvelle Vague, et l'évocation de ses tournages m'a donné envie de revoir ses courts et ses longs, travail au long court...

En mai 2009, j'avais écrit "Luc Moullet enfin !":


Luc Moullet est drôle. Il prend son temps.
Luc Moullet est drôle. Il filme son temps.
Luc Moullet n'est jamais aussi drôle que lorsqu'il joue dans ses films ou qu'il les présente.
Ses films mettent du temps à sortir au cinéma, 24 ans en moyenne !
Certains atteignent des sommets. D'autres planent on ne sait-z-où ?
Anatomie d'un rapport (1975) et Genèse d'un repas (1978) (ci-dessus) sont des chefs d'œuvre du docu-fiction. Des films clés de l'histoire du cinéma.
Sérieusement drôles et drôlement sérieux.
Dix courts-métrages spécifiés "très drôles (sauf un)" [...], avec Luc Moullet littéralement « en shorts ». De Un steak trop cuit (1960) à Le litre de lait (2006), en passant par Essai d'ouverture (1988) et Toujours plus (1994), le réalisateur nous explique sa manière de voir le monde, unique, cocasse, critique, là où tout se qui tombe à côté de la plaque est ramassé par de braves gens qui s'en tiennent aux faits. Généreux, Luc Moullet devrait passer en potion quotidienne, autour du Journal de 20 heures, comme jadis Les Shadoks, Desproges ou les Deschiens. Il faut insister pour que le réalisateur y interprète son rôle.
Des deux longs métrages publiés récemment par blaq out, je préfère "Le prestige de la mort" aux "Naufragés de la D17". Moullet est plus à l'aise pour se diriger dans l'absurde qu'avec ses comédiens dont les à-peu-près rappellent ceux des interprètes de Mocky.
Si Moullet sait prendre son temps, c'est qu'il n'est pas pressé de mourir, même pour faire vendre ses films. Il n'est jamais aussi bon que lorsqu'il tente sincèrement de comprendre comment fonctionne un système. Changement d'angle assuré. Et ne manquez surtout pas la présentation de chaque film, court ou long, par leur auteur.



Douze ans plus tard, à 83 ans, Luc Moullet termine ses Mémoires d'une savonnette indocile sur une complainte du "progrès", rappelant les propos de Jean Renoir : "Il y a une seule chose dont je suis à peu près sûr, c'est que le progrès a été une erreur, et que plus nous possédons de commodités matérielles, plus notre situation s'en trouve compliquée." Ses vœux vont à freiner ou arrêter le changement climatique, et de hurler à la dernière ligne : "À bas la vitesse, la fibre, les 4 et 5G ! Vive le ministère de la Dénumérisation !". C'est que toute sa vie Luc Moullet aura été un adepte du Système D, jonglant en coquin avec le Système lui-même (pas le D cette fois, mais celui qui nous empêche de nous émanciper), mettant en scène l'absurdité de nos vies en nous faisant rire de nous-mêmes.

→ Luc Moullet, Mémoires d'une savonnette indocile, 400 pages, Ed. Capricci, 22€

mercredi 25 août 2021

Backtrack a.k.a. Catchfire, pol-art de Dennis Hopper


Lorsqu'un film me donne envie de voir ou revoir tous ceux de son auteur c'est parti pour quelques réflexions et un festival dédié que je projetai sur le grand mur blanc retrouvé après mon tour de France. Dennis Hopper a évidemment marqué ma jeunesse lorsqu'en 1969 je découvris Easy Rider, icône d'une génération de hippies biberonnés aux Byrds, Steppenwolf et Jimi Hendrix. Je me souviens l'avoir cité avec Solo de Jean-Pierre Mocky lors de l'entretien du concours de l'Idhec qui me valut d'y entrer en fanfare. J'appris plus tard sa passion pour l'art contemporain que collectionnait Dennis Hopper, mais je n'avais jamais vu le pol-art Backtrack a.k.a. Catchfire où il se sert de sa propre collection comme décors, le film contant l'aventure d'une artiste conceptuelle, témoin d'un meurtre, pourchassée à la fois par la pègre et la police. Les bonus du Blu-Ray reviennent sur la place de l'art dans la vie du réalisateur qui avait acheté très tôt des œuvres de Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Rauschenberg, George Herms ou Georgia O'Keeffe, et ici Ed Ruscha, les découpes de Laddie John Dill, les néons dans le sable de Chuck Arnoldi et surtout les tableaux textuels lumineux de Jenny Holzer attribués au personnage de Jodie Foster. De plus, la maison dans laquelle elle vit est la première construite par Frank Gehry et commandée à l'origine par Hopper, qui filme aussi sa propre salle de cinéma à Taos ! Plus qu'un film policier, Backtrack, director's cut enrichie de 16 minutes du film commercialisé à sa sortie, est une introspection de l'artiste et une histoire romantique entre deux êtres que tout semble opposer. En passant, je suis ravi d'entendre Hopper raconter que Bruce Conner est son cinéaste préféré. J'ai souvent affirmé que si je ne gardais qu'un seul film, ce serait A Movie (12 minutes à découvrir en cliquant sur le titre) ! C'était probablement avant la sortie des Histoire(s) du cinéma de Godard.


La distribution des acteurs est tout aussi étonnante puisqu'y figurent, outre Hopper et Foster dans les rôles principaux, Joe Pesci, Dean Stockwell, Vincent Price, John Turturro, Fred Ward, et en apparitions Bob Dylan, Catherine Keener, Charlie Sheen et Alex Cox ! Image d'Ed Lachmann, musique de Michel Colombier. Malgré les difficultés de production rencontrées et le côté bancal de l'intrigue, Hopper réussit à faire swinguer l'ensemble, même lorsqu'il s'accroche à son sax ténor, perdu, désespéré. Emballé par le ton personnel du film où Hopper traite donc à la légère les ressorts de la poursuite pour privilégier le syndrome de Stockholm et la fragilité du héros, en projetant une transposition de sa propre vie, j'ai aussitôt programmé The Last Picture Show et Colors vus il y a trop longtemps...

→ Dennis Hopper, Backtrack a.k.a. Catchfire, DVD (2 versions) / Blu-Ray (montage Director's Cut en exclusivité sur l'édition Blu-ray) Carlotta, 20€

lundi 23 août 2021

After Dark, My Sweet


À l'issue de la projection d'After Dark, My Sweet j'ignorais si j'allais en écrire une chronique, mais l'entretien avec son réalisateur James Foley, en bonus sur le DVD / Blu-Ray, m'en a convaincu. Mieux que cela, il m'a aussitôt donné envie de me programmer le visionnage d'At Close Range (Comme un chien enragé, avec Christopher Walken, Sean Penn et Kiefer Sutherland, 1986), Glengarry Glen Ross avec Al Pacino, Jack Lemmon, Alec Baldwin, Ed Harris, Alan Arkin, Kevin Spacey, 1992), Fear (Obsession mortelle avec Mark Wahlberg, Reese Witherspoon, 1996)... Citer le nom des comédiens n'est pas innocent tant la direction d'acteurs de Foley est particulière. Il s'adresse toujours à eux un par un en l'absence des autres, optant pour le langage de chaque comédien. Dans After Dark, My Sweet (La mort sera si douce, 1990) Jason Patric est bouleversant, Rachel Ward d'une beauté renversante, Bruce Dern inquiétant à souhait. L'adaptation du roman de Jim Thompson exige une voix off à la première personne très singulière. Le scope 2.35 des grands espaces empêche toute distraction, les gros plans, les yeux ne trompent pas dans ce jeu de dupes très noir.


Le thriller ne ressemble à aucun autre. Foley fait corps avec son film. J'ignore encore si son meilleur, mais j'ai été fasciné par le malaise du héros et sa perspicacité dans le flou de son handicap. Un jeune boxeur sonné. Une jolie veuve alcoolique. Un ancien flic véreux. Une prise d'otage encombrante. Les personnages se révèlent au fur et à mesure. Surtout lui, le narrateur. J'ai hâte de voir les autres films, du moins ceux de cette époque, parce que je ne suis pas sûr de suivre les derniers (Cinquante nuances plus sombres, Cinquante nuances plus claires), car After Dark, My Sweet est un grand film qui, après un échec cuisant à sa sortie (annoncé bêtement comme un film sexy), mérite d'être redécouvert aujourd'hui, grand film noir, tout en nuances de noir. J'ai même aimé la musique de Maurice Jarre. Trou-blant.

→ James Foley, After Dark, My Sweet, DVD / Blu-Ray Carlotta, 20€

dimanche 22 août 2021

Annette, vraiment pas


J'attendais beaucoup du nouveau film de Leos Carax. Les critiques étaient dithyrambiques. J'aime bien les "comédies" musicales. En 1986 Mauvais sang, dont Boy Meets Girl était le brouillon, m'avait renversé. Si, comme beaucoup, Les amants du Pont-Neuf m'avait déçu, Pola X m'avait considérablement intrigué, ne comprenant pas son échec. Il est vrai que j'avais déjà qualifié Holy Motors de pâtisserie indigeste. J'évite toujours les billets désagréables, sauf lorsque cela ne risque pas de faire de l'ombre à l'objet de mon courroux. Au vu des critiques et de l'enthousiasme général, mon opinion n'aura que peu d'importance. Je risque juste de me faire insulter par celles et ceux qui sont tombés dans le panneau publicitaire. Mais chacun/e a ses raisons d'aimer ou pas une œuvre, ce sentiment jouant effectivement d'abord sur l'identification aux personnages de la fiction. Comprendrai-je pourtant jamais les raisons qui font encenser une œuvre ou en négliger une autre ? Les exemples sont légion. La presse obéit souvent à des pauses qui l'empêchent de voir ou d'entendre, la majorité du public suivant ces conventions parce qu'il est toujours de mauvais aloi de reconnaître qu'on a perdu son temps.
À Cannes le Prix de la mise en scène s'explique. Carax a du style. La lumière de Caroline Champetier est somptueuse. Les décors de Florian Sanson rappellent ceux d'un opéra. Les costumes de Pascaline Chavanne et Ursula Paredes Choto collent à merveille. Le travail sonore d'Erwan Kerzanet est une prouesse acrobatique. J'ai pourtant détesté Annette.
Je me suis d'abord ennuyé. Une heure passée pour dire je t'aime. On est loin des subtilités dialoguées de Jacques Demy. Annette est une "comédie" musicale composée par le duo des Sparks. Musique aussi grandiloquente que la mise en scène. Pas un air qui tienne le coup, pas une note qui ne soit une tarte à la crème boursouflée. Si Carax ne se mettait lui-même en scène en deus ex machina, on aurait pu croire à une distance d'avec ce couple formé par une diva d'opéra et un comédien comique de stand-up en vogue. Mais la voix de la diva est plate et le pamphlétaire ne fait pas rire (il est censé le faire dans un premier temps !). Peut-être que je n'ai jamais été fan ni de Marion Cotillard, ici bien fade, ni d'Adam Driver, rôles manichéens comme tous ceux de leurs partenaires. Une naïve, un manipulateur alcoolique et un amoureux transi interprété par Simon Helberg. Cela manque brutalement de subtilité. Carax mime la presse à scandale, mais on se fiche de ces amours de stars et les plans courts de villes la nuit pour évoquer une tournée mondiale font partie des poncifs qui inondent le film de madeleines cramées. Les clins d'œil cinématographiques n'atteignent jamais les originaux, comme la noyée de La nuit du chasseur ou la piscine envahie par les algues... Pire, les valeurs morales sont à vomir : jalousie (du raté), vengeance (de la morte), amertume (du flippé qui se pense le père), etc. Tout cela dans un épais sirop symphonique orchestré par Clément Ducol qu'on a connu plus personnel. Il y a évidemment quelques bonnes idées comme la marionnette aux mains d'un père vénal, mais la rigueur eut été alors de ne pas la robotiser si tôt, à l'image de cette Pinocchiette finissant par prendre en mains sa vie d'humaine. Non, Annette m'apparaît comme un sublime ratage, animé par la même ambition qui avait fait sombrer Les Amants du Pont Neuf, mais cette fois la presse aura peut-être voulu sauver les couleurs nationales de ce premier film anglophone d'un cinéaste très doué, mais englué dans son orgueil. Je le comprends d'autant plus mal lorsqu'en interview il avance que son film lui aura permis d'être un meilleur père. J'y entrevois surtout la transposition de ses tiraillements intérieurs, entre désir de succès, maîtrise de chaque détail, amour impossible, goût de grandeur, romantisme coupable... Si ma déception n'est pas liée à un mauvais dosage de Lévothyrox, je cherche toujours le film qui renouvellera ma cinéphilie contemporaine.