70 Cinéma & DVD - octobre 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 24 octobre 2022

Russia 1985-1999: TraumaZone


Russia 1985-1999: TraumaZone (sous-titré un temps What It Felt Like to Live Through The Collapse of Communism and Democracy, soit Ce que j'ai ressenti à vivre la chute du communisme et de la démocratie) est un documentaire en six parties d'une heure chacune, réalisé par le formidable Adam Curtis. Mais cette fois le réalisateur britannique n'ajoute aucun commentaire en voice-over ni de musique illustrative. C'est un montage brut de documents d'archives avec seulement des titres ou phrases informatives qui s'inscrivent de temps en temps en surimpression. Personne à la BBC ne voyait l'intérêt de ces stock-shots numérisés par un des employés du bureau de Moscou jusqu'à que Adam Curtis décide de s'y coller. Comme tous ses films précédents, l'expérience est époustouflante. Au travers de courtes séquences extrêmement variées de la vie quotidienne en Russie, publique et privée, mais aussi le désastre militaire en Afghanistan ou les recherches sur le site de Tchernobyl, Adam Curtis montre la déliquescence de l'Union Soviétique, la montée du capitalisme et de la puissance des oligarques, les retombées sur toutes les couches de la société russe qui mèneront au pouvoir grandissant de Vladimir Poutine. Les séquences a priori sans rapport de cause à effet relèvent de l'art du montage, laissant au spectateur le soin de créer ses propres synapses. Toutes proportions gardées, je n'ai pu m'empêcher de penser aux chefs d'œuvre La route parallèle de Ferdinand Khittl ou aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.


Mikhaïl Khodorkovski, le premier oligarque, spécule sur le passage des échanges "non cash" (beznalichnye) à l'argent réel. Mais les prix commencent à flamber pour la population. Mikaïl Gorbatchev espère sauver le communisme, mais la Perestroïka devient une catastrophe. Elle exacerbe les nationalismes et les désirs d'indépendance des différentes républiques qui composaient l'URSS. Les émeutes en Géorgie sont réprimées. L'Arménie se rebelle et vote l'indépendance. Boris Eltsine donne le coup de grâce à ce qu'il était coutume d'appeler le communisme en Russie et à la Perestroïka. La corruption bat son plein. Le putsch de Moscou échoue, mais il affaiblit l'armée soviétique. La guerre de sécession en Tchetchénie n'arrange rien. Avec Iegor Gaïdar la Thérapie de choc qui génère des privatisations aux mains d'une nouvelle mafia est perçue comme un génocide économique. Le nationalisme russe grimpe. Les oligarques et l'équipe autour de Yelsine qui voient la tentative de démocratie à l'américaine et l'économie de marché comme un échec nomment un bureaucrate anonyme à la tête du FSB (ex KGB) avant de propulser leur créature premier ministre. Il se nomme Vladimir Poutine. Il redonnera aux Russes leur honneur bafoué avant de sombrer à son tour, aveuglé et perverti par la soif du pouvoir, avec en apothéose l'invasion de l'Ukraine, exploitée par les États-Unis manipulant leurs alliés via l'OTAN.
Russia 1985-1999: TraumaZone, c'est Adam Curtis au Pays mourant des Soviets. Les six épisodes sont chronologiques : 1985-89, 1989-91, 1991, 1992-94, 1993-96, 1995-99. Le film Hypernormalisation d'Adam Curtis de 2016 est un excellent complément pour renvoyer le capitalisme occidental à sa propre monstruosité.

vendredi 21 octobre 2022

Les comédies de la liste Rosenbaum


En suivant scrupuleusement la liste des comédies transgressives américaines indiquée par Jonathan Rosenbaum dans The Unquiet American, nous découvrons évidemment des joyaux que nous ignorions. Le dernier en date fut The Three Caballeros, un dessin animé de long métrage, réalisé par Norman Ferguson en 1944, un des meilleurs de chez Walt Disney, qui mélange prises de vue réelles, avec chanteurs et danseurs sud-américains, et les personnages de Donald Duck, Joe Carioca et Panchito Pistoles. Ce film expérimental est un cocktail explosif de kitsch et de psychédélisme débridé. On frise Tex Avery pour les gags absurdes et la scène éthylique imaginée par Salvador Dali dans Dumbo pour les traitements graphiques.
Les films de Lubitsch ne sont pas tous aussi drôles ou pétillants d'intelligence les uns que les autres : nous avons été emballés par Angel, un petit bijou avec Marlene Dietrich et Melvyn Douglas, et par La huitième femme de Barbe-Bleue avec Gary Cooper et Claudette Colbert. Les dialogues y sont étincelants, les situations jubilatoires, c'est du grand art. Trouble in Paradise (Haute pègre) et Cluny Brown (La folle ingénue) ne sont pas du même niveau, mais sont très plaisants ; par contre, nous avons été déçus par Heaven Can Wait (Le ciel peut attendre). Ce sont toutes des comédies de mœurs où les femmes s'affranchissent de la condescendance masculine, où les allusions sexuelles sont légion et où les conventions bourgeoises volent en éclats. Je n'évoque ici que les films projetés ces dernières semaines, il nous reste quantité de Lubitsch muets à découvrir, périodes allemande et américaine, et je ne parle pas des merveilles que nous connaissons par cœur comme The Shop Around the Corner, Ninotschka, To be or not to be, voire Design For Living (Sérénade à trois) et That Uncertain Feeling (Illusions perdues)...
Nous ne connaissions Preston Sturges que de nom, mais The Palm Beach Story (Madame et ses flirts) est un chef d'œuvre lubitschien avec Claudette Colbert et Joel McCrea et Christmas in July (Le gros lot) une jolie fable sociale. Tous ces films sont des screwball comedies mettant la plupart du temps en scène des couples qui s'aiment et se cherchent des noises. Dans le genre, Adam's Rib (Madame porte la culotte) de George Cukor est probablement le meilleur de tous ceux interprétés par le tandem Katherine Hepburn - Spencer Tracy. Parmi les descendants du maître Lubisch dont il a été l'élève, Billy Wilder est un des plus représentatifs. Si mon préféré reste One Two Three, nous passons un agréable moment devant Avanti! et, plus encore, The Fortune Cookie (La grande combine) avec Jack Lemon et un Walter Matthau au meilleur de sa forme.
Will Success Spoil Rock Hunter? (La blonde explosive) de Frank Tashlin, avec Jayne Mansfield, Tony Randall et Groucho Marx, ne vaut pas certains de ses films avec Jerry Lewis, mais il annonce l'univers de la pub de Mad Men et écorne avec humour l'univers de la communication comme le fait dramatiquement Wilder dans le remarquable Ace in the Hole (Le gouffre aux chimères), démonstration implacable de la manipulation de l'opinion à des fins mercantiles, cinquante ans avant notre ère.
The Fountain of Youth est une curiosité télévisuelle où Orson Welles mélange prises de vue fixes et mobiles en mettant à profit ses talents de conteur. Il nous reste à voir pas mal de films de la liste ou ceux cités dans les articles publiés par Rosenbaum dans son livre-catalogue et dont j'ai scrupuleusement noté les titres. Mon billet ne fait que les survoler, livrant des pistes aux amateurs de comédies, genre que les filles réclament souvent en projection et que j'ai eu longtemps du mal à fournir ! J'ai gardé celles d'Albert Brooks et d'Elaine May pour la fin. Rosenbaum prétend que Brooks est dix fois plus drôle que Woody Allen, mais trop original pour avoir du succès. Real Life est un pastiche de télé-réalité de 1971 tordant et prémonitoire, intelligent et corrosif, tandis que, moins réussi, Lost in America attaque le mythe américain de la liberté en un double petit bourgeois d'Easy Rider ! De même, Elaine May réalise un pendant au Lauréat de Mike Nichols avec The Heartbreak Kid, une comédie noire avec le génial Charles Grodin, et Ishtar, une comédie ratée avec Warren Beatty Dustin Hoffman, Isabelle Adjani et Grodin, qui a le mérite d'aborder l'ingérence de la CIA à l'étranger au travers d'une loufoquerie où les deux principaux protagonistes incarnent un couple de chanteurs ringards envoyés à Marrakech pour un contrat miteux.
Entendre Françoise pliée de rire deux soirs de suite mérite d'être souligné ! La comédie de science-fiction Innerspace (L'aventure intérieure) de Joe Dante nous a donné envie de voir ses autres films dont le succès n'a jamais égalé celui des Gremlins. Comme pour nombre de films choisis par Rosenbaum, cela s'explique par leur côté politiquement incorrect et leur originalité. Nous sommes montés d'un cran dans le délire avec la politique-fiction The Second Civil War où l'État d'Idaho, fermant ses frontières à des enfants réfugiés pakistanais après un conflit nucléaire avec l'Inde, déclenche une Seconde guerre de sécession, attisée par les médias télévisuels. Si cette satire hilarante et incisive renvoie furieusement aux présidents des États-Unis passés et à venir, ainsi qu'aux différentes guerres qu'ils n'ont cessé de mener, elle met en scène avec un humour dévastateur le spectacle qu'organise quotidiennement les médias qui nous gouvernent.
Pour ne pas rester scotchés uniquement sur les films américains, fussent-ils critiques, et désertant la liste Rosenbaum, nous avons regardé Le temps qu'il reste (DVD France Télévisions Distribution) du Palestinien Elia Suleiman, nettement moins drôle que les précédents ''Chronique d'une disparition'' et surtout ''Intervention divine''. Le film a beau être juste et personnel, il reste un gout de déjà vu qui sied peut-être aux gags répétitifs de Suleiman, mais déçoit au regard des inventions auxquelles il nous avait habitué. Évidemment satirique avec l'occupation israélienne, il a le mérite de savoir se moquer aussi bien de son peuple...
Sur les écrans, le blockbuster Precious est un film sympa et moins consensuel que les clichés dramatiques d'un Ken Loach. Lee Daniels sait filmer avec légèreté une situation tragique, même si les séquences glamour sont un peu lourdes. Il y a tout de même de jolies trouvailles comme lorsque Precious se voit en blonde dans le miroir ou qu'elle s'identifie physiquement avec les héros du petit écran. Arriver à réaliser une comédie dramatique sur le viol, l'inceste, l'obésité n'est pas une mince affaire. Dans ce pamphlet social, le casting essentiellement féminin et noir ainsi que les rebondissements du scénario donnent une bouffée d'air frais au cinéma américain contemporain.

Article du 4 mars 2010

mercredi 12 octobre 2022

Les papillons noirs


J'ai suivi le conseil de mes chers voisins qui m'avaient suggéré de regarder la mini-série française Les papillons noirs. Ce thriller en 6 épisodes créé par Bruno Merle et Olivier Abbou tient la route, tant du point de vue scénaristique que plastique. Après des décennies de ringardise cela arrive de plus en plus souvent. Le succès international du Bureau des légendes, à condition d'éviter la cinquième et dernière saison, ou l'excellente analyse du monde politique dans Baron noir ont peut-être ouvert une brèche. De plus, les comédiens Nicolas Duvauchelle et surtout Niels Arestrup n'en font pas des tonnes. Le problème du cinéma français est en général le désir de tout expliquer dès le début, alors qu'après une demi-heure d'un thriller américain on commence seulement à comprendre de quoi il s'agit ! Les papillons noirs n'évitent pas l'écueil de la quadrature du cercle, à vouloir absolument connecter, en bout de course, tous les personnages à l'énigme, mais c'est ici un détail. L'histoire arrive également à point nommé à l'époque de la dénonciation des violences faites aux femmes.
Quant aux acteurs français, la plupart feraient bien de travailler leur texte et leur rôle à l'instar des anglo-saxons. On se croirait trop souvent au théâtre, alors qu'il est catastrophique de marteler le texte pour le rendre crédible ; ne parlons même pas des versions doublées des films étrangers, ce massacre devrait être interdit. À ce propos je ne comprends pas la médiocrité des mixages des doublages où les dialogues sont deux fois plus forts que sur les versions originales et où les effets sont laissés de côté. Lorsque ma fille fut en âge de lire des sous-titres je l'avais convaincue de regarder les films en v.o. en comparant les mixages dans les différentes langues. Mais ici la question ne se pose pas, comme lorsqu'on lit un roman francophone ; les trahisons des traducteurs sont impossibles, même s'il en est quelques un/e/s de formidables...

Les papillons noirs, mini-série en 6 épisodes sur Arte.tv
P.S.: depuis mon article la série est passée d'Arte à Netflix :-(

N.B.: Également sur Arte en accès libre, Le monde de demain, mini-série documentaire en 6 épisodes sur la genèse du groupe de rap NTM et de DJ Dee Nasty. C'est très sympa, bien interprété, de facture classique et en définitive plutôt superficiel, en tout cas pas du niveau de l'excellent Montre jamais ça à personne, le film de son frère sur Orelsan, encore 6 épisodes, diffusée sur Video Prime.

mardi 11 octobre 2022

Dennis Hopper, un mythe rock 'n roll


Lorsque j'ai passé le concours de l'Idhec je ne connaissais pas grand chose au cinéma. Le jury m'ayant demandé quels films m'avaient plu, j'avais répondu Easy Rider et deux films de Jean-Pierre Mocky, Solo et L'Albatros. Avec un peu de recul, j'avais trouvé ce choix celui d'un adolescent romantique de 1971 qui avait vécu activement mai 68 et découvert la musique pop la même année en parcourant seul (avec ma petite sœur de 13 ans) les États Unis, mais il ne m'a pas empêché de réussir brillamment mon entrée dans le prestigieuse école. J'ignorais à quel point le film de Dennis Hopper (1936-2010) allait révolutionner Hollywood et le cinéma américain...


Ayant vu tous ses films, je craignais de m'ennuyer devant un making of d'une heure quarante sur le cinéaste, acteur, photographe et collectionneur d'art, mais le film de Nick Ebeling évite l'écueil de l'hagiographie stérile et des extraits redondants et interminables en choisissant Satya de la Manitou, le bras droit de Dennis Hopper, comme guide allant à la rencontre de celles et ceux qui ont accompagné ses succès et sa traversée de l'enfer. Tous les témoignages sont passionnants et le montage ne laisse aucun temps mort. Cocaïnomane et alcoolique (cela va souvent de paire, la cocaïne retardant l'ivresse de l'alcool), Dennis Hopper saccagea l'aura qu'Easy Rider lui avait servie sur un plateau de cinéma. Sa sensibilité d'artiste et ses visions poétiques se transformèrent en arrogance et autodestruction, en particulier lors du montage de The Last Movie. Si sa vie est un gâchis, il s'implique totalement dans ses rôles, adulé par les réalisateurs pour lesquels il travaille ou par les comédiens qu'il engage. Formidable acteur, formé à La Méthode de Stanislavski enseignée par Lee Strasberg à l'Actors Studio, il s'en sort en jouant pour Wenders, Coppola, Lynch, Schnabel, Ferrara et bien d'autres. En tant que cinéaste il est blacklisté jusqu'au succès de Colors en 1988. Ce sont quinze ans de traversée du désert. J'ai tout de même l'impression que pour alimenter le mythe et devenir une star, il faut être distant et désagréable, ou destroy et déséquilibré, tout cela combiné si possible ! Les médias et le public sont moins sensibles à la gentillesse et la générosité, même si certains artistes s'en sortent affublés de ces qualités. De même, avec humilité et sincérité, le fidèle Satya de la Manitou rend magnifiquement hommage à tous les bras droits qui soutiennent les auteurs d'Hollywood en restant dans l'ombre.


Le film de Nick Ebeling, accompagné musicalement par les guitares électriques de Gemma Thompson (du groupe post-punk britannique Savages), fait partie d'un pack comprenant un passionnant livre de 240 pages, fortement illustré et documenté, qui développe ce qui est projeté. Offert en bonus, le Blu-Ray du docu-fiction The American Dreamer de Lawrence Schiller et L.M. Kit Carson, réalisé en 1971, est un témoignage de cette époque libertaire, au travers de la vision de Hopper, de ses fantasmes sexuels (qu'on pourra trouver provocants à celle de MeToo), de ses ambitions cinématographiques, de son goût pour l'art contemporain. Ce presque home movie figure paradoxalement le véritable making of du biopic documentaire qu'est Along For The Ride, tourné cinquante plus tard !

→ Le pack Blu-Ray Along For The Ride + The American Dreamer, Carlotta, 58€, sortie le 18 octobre

jeudi 6 octobre 2022

Sound of Metal interroge notre oreille


Étienne Brunet a raison. Passé plutôt inaperçu à sa sortie en salles, Sound of Metal est un film à voir absolument, et à entendre par tous les musiciens et non-musiciens qui s'intéressent au son. Je comprends l'intérêt de mon ami sujet à des acouphènes, mais qui d'entre nous n'a pas pensé qu'un jour il pourrait être confronté à la surdité ou à la cécité ? J'avais un peu abordé le sujet lors de ma seconde année d'études à l'Idhec en réalisant le court métrage L'objet perdu.
Le titre du film de Darius Marder qui avait déjà tourné The Place Beyond the Pines ne m'avait pas incité à le regarder. Sound of Metal laisse imaginer un biopic sur le heavy metal. En effet, si le batteur Ruben Stone, interprété magistralement par Riz Ahmed, est soudainement affecté de surdité, cela vient probablement du volume de la musique qu'il encaisse en tapant sur ses fûts et des amplis à côté de lui. On n'avertira jamais assez du danger les musiciens qui jouent à des puissances aussi déraisonnables qu'inutiles, et les auditeurs qui font hurler leurs casques. Le héros du film est un addict, un accro du son fort. La recherche d'énergie par le volume sonore est un leurre, fantasme entretenu par une sorte de mythe qui esquinte à la fois les oreilles et la musique. En constatant les épouvantables systèmes de sonorisation dans les concerts je me demande chaque fois si les artistes se rendent compte que la qualité de diffusion est pour au moins la moitié de l'effet produit par les œuvres.


Le film est épatant pour deux raisons. La première est technique, à l'écoute du travail extraordinaire de l'ingénieur du son Nicolas Becker qui a aussi participé à la musique composée avec Abraham Marder, frère du réalisateur. Becker réussit à nous faire vivre le calvaire du héros, obnubilé par retrouver son ouïe, quand les participants de la communauté qui l'accueille refuse de considérer la surdité comme un handicap et cherchent à vivre autrement, seconde raison de mon enthousiasme.
Je connaissais depuis longtemps Nicolas Becker en tant que bruiteur génial et pour sa collaboration avec le pianiste Benoît Delbecq et le batteur Steve Argüelles. Oscarisé pour le son sur Sound of Metal, il avait aussi travaillé sur Le pacte des loups, L'ordre et la morale, Cosmopolis, 9 mois ferme, Le chant du loup et beaucoup d'autres films, ou collaboré avec Philippe Parreno pour ses expositions.


Une fois n'est pas coutume, je reproduis ci-dessous un extrait de l'article de Philippe Guedj dans Le Point qui résume les méthodes employées par Nicolas Becker pour nous faire partager l'expérience du batteur Ruben Stone :
Becker explique quelques secrets de son travail sur Sound of Metal : sa documentation sur les conditions de la surdité, la perception du son sous l'eau ou encore son travail en collaboration avec le chef opérateur du film pour combiner au mieux le son et l'image afin de créer le point de vue de Ruben. Pour mieux faire comprendre la sensation de surdité à Darius Marder, Nicolas Becker lui proposa, entre autres, de le plonger pendant trente minutes dans le silence d'une chambre anéchoïque (salle aux parois absorbant les ondes sonores), lumières éteintes. Une expérience de pur silence dans l'obscurité particulièrement marquante et utile pour le réalisateur.
La recréation artificielle de la myriade de sons étouffés perçus par Ruben, provenant aussi bien du monde extérieur que de son propre corps, fut obtenue par la combinaison d'une dizaine de micros d'enregistrement pendant le tournage – un peu comme un chef opérateur utilise différents objectifs pour l'image. L'un de ces micros, explique Becker, était un modèle habituellement utilisé dans l'industrie pétrolière pour la prospection souterraine. Avec ce dispositif, l'ingénieur du son a pu obtenir divers traitements du son, du plus immersif et large au plus pointu et concentré. L'un des sons étranges entendu par Ruben (et donc nous), lors d'une scène où le batteur teste dans un centre médical sa déperdition d'audition, casque sur les oreilles, fut notamment créé en faisant enregistrer à Riz Ahmed des dialogues sous l'eau avec un micro dans la bouche.
Accumulant une banque de sons d'environ deux heures, dont plusieurs enregistrements de Riz Ahmed effectuant de simples mouvements du visage, Nicolas Becker alla encore plus loin dans l'expérimentation pour bâtir le son effrayant de l'implant cochléaire défectueux que porte Ruben à un certain point du film. Là encore basées sur de nombreuses recherches, ses créations sonores combinèrent différents logiciels de montage son pour aboutir à « un son Frankenstein » particulièrement surréaliste et déroutant pour le spectateur.

→ Darius Marder, Sound of Metal, DVD / BluRay Sony Pictures

lundi 3 octobre 2022

Histoires d'A


Histoires d'A permet de se souvenir ou d'apprendre comment les femmes ont obtenu en France le droit à l'avortement en 1975 grâce à un mouvement de désobéissance civile. Ce film tourné deux ans plus tôt de l'intérieur du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception), dont les militant/e/s revendiquaient la pratique d'avortements gratuits, fut totalement censuré, la police traquant les projections clandestines. Le ministre des Affaires Culturelles Maurice Druon l'avait fait interdire à la diffusion publique comme privée, ainsi qu'à la vente à l'étranger. Le ton est celui des films militants de l'après 68, la parole est libre, on s'interroge, on se révolte contre les absurdités de la société. L'aveuglement et le mutisme de l'Ordre des Médecins favorisait des méthodes clandestines dangereuses (aiguille à tricoter, cintre, eau de Javel, etc.) et honteusement onéreuses. Les femmes d'aujourd'hui ne savent pas toujours ce qu'elles doivent à leurs aînées. Le féminisme trouve dans ce combat un terreau permettant d'envisager de multiples transformations des esprits. Se posent les questions de la contraception, du désir féminin, de la phallocratie, du machisme... Et des actions d'éclat pour faire changer les mœurs... Le film participera à faire dépénaliser l'IVG (Interruption Volontaire de Grossesse). Ce sera la loi Veil.
Une opération par aspiration selon la méthode de Karman y est filmée de bout en bout, commentée en direct dans les moindres détails, de manière didactique, pour rassurer la patiente. Au cours de réunions les femmes revendiquent des conditions décentes et légales que la loi leur refusait. Les témoignages sont passionnants, édifiants. La solidarité s'y expose, ce combat exemplaire laissant espérer que les femmes et les hommes d'aujourd'hui se ressaisissent face aux conditions iniques qu'elles et ils subissent.


Marielle Issartel, la monteuse qui a cosigné le film, travaille à faire reconnaître l'œuvre cinématographique de son compagnon, le réalisateur Charles Belmont, décédé il y a onze ans. Son rythme nous emporte, séquence après séquence. J'avais évoqué dans cette colonne son merveilleux L'écume des jours d'après le roman de Boris Vian. Avec humour le compositeur Jean Schwartz sonorise au synthétiseur certaines scènes d'Histoires d'A (clin d'œil au roman érotique Histoire d'O de Pauline Réage). L'image est de Philippe Rousselot, le son de Pierre Lenoir. En supplément inclus dans le DVD, Marielle Issartel offre le documentaire Histoires sans fin (des droits sexuels et reproductifs) qu'elle a réalisé cette année. Passé les témoignages sur le film de 1975 près d'un demi-siècle plus tard, elle y aborde la bataille de la pilule du lendemain et de l’avortement médicamenteux, le don de sperme pour les personnes trans, le désir de naissance et la GPA, le racisme chez les anti-choix (mais pas seulement chez les anti-choix !) , etc. DVD indispensable.

→ Charles Belmont & Marielle Issartel, Histoires d'A, DVD L'éclaireur, 17€... Et en salles...