70 Cinéma & DVD - mars 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 31 mars 2023

Hi-han (Eo)


Comment se fait-il que je ne parle pas du film Eo dans cette colonne alors j'en rabats les oreilles de tous mes ami/e/s ? Quel âne ! Peut-être parce que je chronique plus facilement des DVD/Blu-Ray que les sorties sen salle... Si Pacifiction et Triangle of Sadness (Sans filtre), qui m'ont beaucoup plu, créent la polémique et divisent mon entourage, le film de Jerzy Skolimowski allume les yeux de tous ceux et celles qui l'ont vu. Les chefs d'œuvre sont parfois voués à la clandestinité, au secret et à la méconnaissance. J'en veux pour preuves Adieu Philippine de Jacques Rozier et Une chambre en ville de Jacques Demy dont les sorties et reprises ont chaque fois été des flops, malgré les critiques dithyrambiques qui les ont toujours accompagnés. Eo est le nom d'un âne, un âne polonais comme le film, et c'est une merveille réalisée par un jeune cinéaste de 85 ans à qui l'on doit déjà et entre autres Le départ (1967), Haut les mains (Ręce do góry, 1968), Deep End (1970), Travail au noir (Moonlighting, 1982), Essential Killing (2010), des films hors du commun... Un site est consacré à ce Prix du Jury cannois, mais je ne sais pas par quel bout le prendre. Tout y est extraordinaire : les images (Michał Dymek), le son et la musique (le compositeur contemporain Paweł Mykietyn a reçu un Disque d'or à Cannes et le prix du cinéma européen 2022), les décors (Mirosław Koncewicz), le montage (Agnieszka Glińska), etc. Le scénario est de Skolimowski et son épouse, Ewa Piaskowska, qui a produit ses quatre derniers longs métrages et co-écrit trois d'entre eux. La seule faille est la scène avec Isabelle Huppert, exogène, absolument pas nécessaire, probablement ajoutée en toute camaraderie ou pour des raisons contractuelles de coproduction. Le cinéma existe encore. Ce n'est pas un hasard si Eo s'inspire de Au hasard Balthazar, et il y a d'ailleurs d'autres clins d'œil discrets au cinématographe de Robert Bresson.


Pas question de divulgacher (spoiler en anglais) quoi que ce soit. Je m'en empêche toujours même si je reproduis de temps en temps les bandes-annonces. Plus haut, je liste les éléments de la recette par manque de mots pour décrire l'expérience sensorielle vécue lors de la projection. Il y a d'ailleurs très peu de mots pendant l'heure et demie que dure Eo. Il convoque nos sens au delà du descriptible. Beauté, intensité, émotion. Il nous renvoie à notre propre existence humaine. Il ne me reste plus qu'à le revoir pour comprendre comment je fonctionne devant une telle évidence. Celles et ceux qui ne l'ont pas encore vu ont une sacrée chance. Les autres sont comme moi, ils y retourneront forcément un de ces jours ou l'une de ces nuits.

mercredi 29 mars 2023

Cours des séries


Les séries TV devenues légions, la qualité et l'originalité en prennent un coup face à la quantité que proposent les différentes chaînes. Si certaines font passer un bon moment, aucune de celles que j'ai visionnées récemment n'atteint le statut qu'eurent, par exemple, Le prisonnier, Twin Peaks, Six Feet Under, The Sopranos, The Wire, Rome, Mad Men, Fargo, Game of Thrones, Big Little Lies, Peaky Blinders, The Americans ou Le bureau des légendes, à savoir celles qu'on imagine avoir envie de revoir un jour. Ce ne sont pas toutes forcément mes préférées, mais elles ont marqué leur temps. J'ai un petit faible pour des séries moins connues comme Braindead, Happy, Watership Down, les versions originales anglaises de House of Cards ou Utopia. Comme toujours avec un "nouveau" medium, la rentabilité pousse au formatage et à la banalisation. Les épisodes des unes semblent les déclinaisons des autres. La mode des serial killers et des espions finit par me sortir par les trous de nez. Depuis la rentrée de septembre j'ai chroniqué dans cette colonne The Capture, Le temps des framboises, Hot Skull, Slow Horses, Le Seigneur de Bombay (Sacred Games), Dogs of Berlin, Don't Leave Me (Non mi lasciare), The Chestnut Man, Tokyo Vice, Les papillons noirs, The White Lotus, Octobre (Kastanjemanden), Le monde de demain sur lesquelles je ne reviendrai pas. Il s'agit donc cette fois d'un petit tour d'horizon des plus récentes.
Malgré les critiques dithyrambiques sur Esterno Notte, j'ai été extrêmement déçu par la série de Bellocchio dont j'avais beaucoup aimé Il Traditore ; des longueurs qui parlent peut-être aux Italiens, comme tout ce qui touche à leur catholicisme, mais c'est une analyse très pauvre des années de plomb (un atout, il est en accès libre sur Arte.tv comme The White Wall et surtout Blackport, fictions suédoise et islandaise sur fond social et politique). Par contre je partage leur ennui devant Extrapolations, la série qui dénonce/annonce les effets du réchauffement climatique ; rythme raplapla et l'épatante distribution mériterait un bon directeur d'acteurs.


J'ai heureusement apprécié le western anglais The English de Hugo Blick qui avait réalisé l'excellent The Honourable Woman ; scénario original, bonnes interprétations d'Emily Blunt et Chaske Spencer, références au modèle intelligemment utilisées.


Ou encore Daisy Jones and The Six, histoire d'un groupe de rock des années 70 miné, au faîte de sa gloire, par les coucheries et la drogue, inspirée par l'aventure de Fleetwood Mac. Love Me est la troisième mini-série qui m'a surpris, comédie dramatique australienne charmante sur la perte et la découverte d'un amour. Les deux saisons de l'italienne Nero a meta (Carlo & Malik) se laissent regarder si on apprécie les enquêtes policières genre Marleau ! Côté français, j'ai découvert L'agent immobilier qui m'avait échappé ; quatre épisodes totalement barrés, cette mini-série franco-belge ne plaira pas à tout le monde, mais Mathieu Amalric y est convaincant, et c'est amusant. L'affaire d'Outreau est bien menée, entre documentaire et fiction, si on s'intéresse aux évocations d'affaires célèbres. Pour revenir à l'immobilier, mais celui-là sélénique, la science-fiction rétro de Hello Tomorrow est intéressante, mais un peu répétitive, pas à la hauteur de l'énigmatique Severance. La british A Spy Among Friends est pas mal dans sa description quotidienne du milieu de l'espionnage. La troisième saison de Happy Valley conclut laborieusement la série. Il faut attendre le troisième épisode des quatre qui composent la comédie dramatique policière australienne The Unusual Suspects pour que l'intrigue se mette en place. La série Loki se tient mieux que beaucoup de Marvel récents. Il ne suffit pas de se reposer sur un bon scénario et de bons comédiens, le traitement cinématographique est primordial pour trouver grâce à mes yeux, et à mes oreilles dans les rares cas où le son est pensé autrement qu'en appui.


Je reviens sur Blackport, série entamée au début de la rédaction de cet article et excellente surprise. Les 8 épisodes (en accès libre sur Arte.tv) s'appuient sur des faits réels pour une comédie noire (aussi trash que drôle) où les mécanismes sociaux-politiques sont remarquablement traités. Les réalisateurs Gísli Örn Garðarsson et Björn Hlynur Haraldsson, qui viennent du théâtre comme Nína Dögg Filippusdóttir qui tient le rôle principal (et qu'on avait déjà admirés dans Trapped), jouent deux des trois rôles principaux et tous les comédiens sont exceptionnels de véracité. Après le long métrage Woman At War que j'avais adoré, il est intéressant de surveiller ce qui vient d'Islande, des scénarios originaux critiquant intelligemment les ressorts du capitalisme tout en créant des spectacles divertissants.
A part cela, le suspense de Rabbit Hole commence bien ! J'arrête là, parce que j'ai vraiment autre chose à faire qu'à me noyer dans le binge-watching. En cas d'overdose, reportez-vous aux articles de mes autres rubriques !

mardi 21 mars 2023

Symbiopsychotaxiplasm & Cie


Coup sur coup, autour du 25 septembre 2010, nous avions regardé trois films américains indépendants que nous avait conseillés Elisabeth Lequeret, tous un pied dans le documentaire, un autre dans la fiction.
Le petit fugitif de Morris Engel (1953) raconte l'errance d'un gamin de 7 ans livré à lui-même dans la fête foraine de Coney Island. Il inspira tant John Cassavettes et Martin Scorcese que la nouvelle vague, des 400 coups de François Truffaut à À bout de souffle de Jean-Luc Godard qui écrivit vainement à Engel pour lui acheter la caméra spécialement construite par Charles Woodruff pour tourner au milieu de la foule quasiment sans être vu, et qui alla jusqu'à lui envoyer à New York son chef opérateur Raoul Coutard. Le film repose sur les épaules du jeune acteur Richie Andrusco qui ne fit pas carrière, mais dont le jeu exceptionnel fait glisser notre regard à hauteur d'enfant, ballade d'un gosse qui apprend à composer avec le monde des adultes.

En 2021, j'ai écrit un article beaucoup plus développé sur Le petit fugitif et les œuvres complètes de Morris Engel & Ruth Orkin.



Si Le petit fugitif se passe en un week-end à New York, The Exiles (Les exilés, 1959) de Kent McKenzie chronique une nuit à Los Angeles d'un groupe d'une douzaine d'Indiens du Colorado habitant le quartier de Bunker Hill. Le réalisateur insiste sur le rapport des hommes et des femmes dont la mélancolie de l'une d'elles répond aux libations des hommes qui draguent, boivent, se battent et dansent, perclus d'égoïsme mâle. La misère des déracinés, coupés de leur culture, est dramatique. Comme Charles Burnett, McKenzie fait participer ses acteurs à l'écriture du scénario, inventant un néoréalisme à l'américaine qui rappelle de Sica et, encore cette fois, Cassavetes. Dans les bonus du DVD figurent Bunker Hill de McKenzie (1956), d'autres courts-métrages montrant le Los Angeles de l'époque et White Fawn's Devotion, le premier film dédié aux natifs américains (1910)...
Mais le plus impressionnant reste Symbiopsychotaxiplasm - Take 1 tourné en 1968, mais sorti seulement en 2005 grâce au soutien de Steven Soderbergh et Steve Buscemi. William Greaves, né en 1926, star afro-américaine passée par le National Black Theater et l'Actor's Studio, quitte le métier de comédien pour se lancer dans le documentaire à une époque où ce n'était pas du tout à la mode. Fortement impliqué politiquement, Greaves ne tient pas à passer sa vie à jouer des rôles d'Uncle Tom. Considéré comme le doyen des cinéastes afro-américains, il consacra sa vie à filmer son peuple et certaines de ses figures légendaires et produisit le Black Journal, premier journal d'actualités de la communauté noire à la télévision américaine. Aucun des films qu'il a tournés au National Film Board of Canada, puis avec sa propre société, ne semble accessible en France, mais Criterion a publié un double DVD avec l'époustouflant Symbiopsychotaxiplasm - Take 1 et Symbiopsychotaxiplasm - Take 2½ tourné 36 ans plus tard.


Symbiopsychotaxiplasm - Take 1 est un film expérimental unique qui n'est pas sans rappeler encore et toujours John Cassavetes. Mi-documentaire pour la participation de toute l'équipe au tournage et grandement présente à l'image et au son, mi-fiction avec des comédiens extraordinaires, passant une audition au milieu de Central Park, le film respire son époque pétillante à chacun de ses plans. Le multi-écrans que l'on ne connaissait alors que pour L'affaire Thomas Crown, tourné la même année, sert formidablement le propos et la musique de Miles Davis lui donne son swing. Derrière le prétexte d'un couple qui se déchire joué par trois couples différents, Greaves s'amuse à filmer, souvent à trois caméras, le joyeux chaos que cette période lui inspire avec la complicité de tous ses techniciens. Appelé à tort cinéma-vérité, un terme impropre à tout mouvement cinématographique, il filme la vérité du cinéma avec ses manipulations, ses errances et ses rencontres miraculeuses. Il compara lui-même son film à un saut dans le vide sans parachute. Les spectateurs d'aujourd'hui sauront le saisir au vol pour se laisser planer jusqu'à l'atterrissage.

jeudi 16 mars 2023

Chronique d'une révolution féministe


En regardant l'affiche du film de Nina Faure j'ai repensé au slogan que Marianne avait épinglé dans notre cuisine au début des années 70 : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". Je me suis aussi souvenu du disque pour l'Année de la femme (ça ne s'invente pas !) produit en 1975 par la Parti Communiste Français et pour lequel, jeune assistant, le Comité Central m'avait refusé la phrase d'Engels "la femme est le prolétaire de l'homme", soi-disant trop dure pour les camarades. Mon opinion sur ceux que nous appelions les révisos était déjà faite !


Chronique d'une révolution féministe est le sous-titre du film We are coming de Nina Faure. Le titre est bizarrement en anglais comme les chansons américaines à la fin de nombreux films français, ce qui n'est pas le cas ici lors du générique de fin de ce documentaire essentiel, la musique étant de Lou Cadet (TedaAK). Dès le début, Nina Faure attaque direct sur l'ignorance des femmes de leur propre morphologie, à savoir leur clitoris. Comme la suite reste fondamentalement pédagogique, même si traitée avec beaucoup d'humour et de joie communicative, je me suis aussitôt fait la remarque de l'ignorance des hommes sur leur propre plaisir lorsqu'ils assimilent l'éjaculation à l'orgasme masculin. Un autre film reste à faire si l'on veut comprendre ce qui est resté jusqu'ici inextricable dans le rapport sexuel, d'autant que le portrait à charge, néanmoins juste et justifié, ne leur donne pas la parole, si ce n'est par leur incapacité à témoigner, du moins telle qu'elle est là mise en scène. Ce court-circuit est ce qui m'ennuie dans les revendications féministes actuelles d'une jeunesse prometteuse, de plus en plus motivée. Mais peut-être faut-il en passer par là pour faire vaciller des siècles de patriarcat ? L'inconscient de la réalisatrice, présente hier soir à l'avant-première au Cin'Hoche de Bagnolet, lui joue d'ailleurs des tours lorsqu'à la fin du film elle annonce que les questions des hommes cis feront l'objet d'une seconde partie du débat, qui se clôturera pourtant sans qu'aucun n'ait pu en placer une ! Si les propositions de groupes de paroles, de grève du travail domestique (sur le modèle des Islandaises en 1975, et j'ai évidemment pensé à Lysistrata) sont formidables, elles aboutissent à une critique mécaniste de l'hétérosexualité par manque de dialectique. Et la revendication communautaire pointe évidemment son nez à la fin de la démonstration. J'avoue avoir une aversion pour tout repli communautaire, qu'il soit religieux, sexuel, local, professionnel ou autre. Si le film de Nina Faure est indispensable, de salubrité publique et d'une santé réjouissante, son efficacité est réduite par l'absence d'analyse de la réalité masculine au profit de la terrible oppression que les hommes font subir au "sexe opposé". Pas facile de devoir endosser le costume du mâle hétéro dans ces conditions, mais la brutalité absurde dont mes congénères font preuve depuis des siècles n'est pas plus confortable à assumer, si ce n'est en dénonçant la complicité des mères. Homme ou femme, allez le voir (il est programmé à l'Espace Saint-Michel à Paris pour les deux semaines à venir), il interroge et passionne, même si je reste sur ma faim.

mercredi 15 mars 2023

Le sexe assisté


Douze ans avant les témoignages "no sex" d'Ovidie et d'autres écrivaines qui uniformisent un peu vite les rapports sexuels entre hommes et femmes mais donnent un coup de pied dans la fourmilière, embarrassé par les frontières floues initiées par le mouvement MeToo qui aura eu le mérite de révéler des réalités insupportables comme "la promotion canapé" ou plus souvent "la pute gratuite", troublé par les replis communautaires que génèrent les questions du genre, je reproduis un article du 15 septembre 2010 sur trois films de Jean-Michel Carré qui m'avaient particulièrement remué.

En choisissant de regarder d'abord Sexe, amour et handicap, j'y allais plutôt à reculons, mais il faut parfois se faire (douce) violence pour avancer. J'avais choisi celui des trois films de Jean-Michel Carré qui a priori m'attirait le moins. J'ai été longtemps gêné par les handicapés et je continue à ne me pas me sentir rassuré, mais très vite le film m'époustoufle par la liberté des propos énoncés. Carré fait sauter un verrou énorme en évoquant le désir sexuel des handicapés tant moteurs que cérébraux, hommes et femmes, et la charge de celles et ceux qui les aident et que l'on nomme assistants sexuels. Il bouleverse le regard porté sur la prostitution qu'il avait déjà abordé avec Les travailleur(s)es du sexe.
Dans ce précédent documentaire, le réalisateur montre l'hypocrisie de notre société libérale. En France, la fermeture des maisons closes par Marthe Richard en 1946 avait jeté les filles dans la rue, la loi Sarkozy de mars 2003, alors ministre de l'Intérieur, qui réprime le racolage passif et profite à la mafia, les rend encore plus vulnérables. Leurs témoignages critiques, intelligents, sensibles remet les pendules à l'heure. Avec un regard politique sur leur métier, elles mettent en question l'exploitation de l'homme par l'homme, la prostitution non sexuelle comme la nécessité de l'assistance. Hommes et femmes, là encore, racontent leur profession en insistant sur leur rébellion contre une société basée sur la frustration, la répression et le formatage.
Les deux films sont précédés de la bande-annonce du documentaire de Virginie Despentes, Mutantes. Je croyais à tort avoir gardé le meilleur pour la fin. Là où je m'attendais à une succession de provocations "féministes porno punk" comme annoncé, le film est un montage rapide de fantasmes conventionnels. Au delà de la libération acquise par les féministes "pro-sexe" dans les années 80, la fascination réactionnaire des artistes interviewées pour le machisme mâle éclate sur l'écran contrairement aux prolétaires du sexe filmé(e)s par Jean-Michel Carré dont les revendications apparaissent autrement plus vitales et révolutionnaires. Ses deux enquêtes nous remuent fortement, laissant des traces indélébiles tandis que les commentaires explicatifs de Despentes montrent les limites de son sujet et de son montage. Elle cherche vainement à épater ou à choquer quand Carré remue le couteau dans la plaie des idées reçues. Le spectacle n'égalera jamais l'incroyable scénario du réel et, à comparer ces films, l'on assiste à une manifestation involontaire et passionnante de la lutte des classes. Le sexe en fait partie, comme de bien entendu...
En bonus, les entretiens de Despentes avec Catherine Breillat, Lydia Lunch, Annie Sprinkle, nettement plus intéressants que l'ennuyeuse suite d'extraits qui composent Mutantes, rejoignent les interrogations des films de Carré, mais les performances de Victor Marzouk, Laszlo Pearlman, Pierna Lungas et Pellea de Perras, plates représentations fantasmatiques des poncifs les plus en vogue, soulignent définitivement les limites du spectacle face aux urgences du quotidien. C'est dommage, car j'avais beaucoup aimé Baise-moi, et plus encore King Kong Théorie. J'espère ne pas être aussi déçu par Apocalypse Bébé [...]
Un troisième film de Jean-Michel Carré complète le coffret DVD [...] Drôle de genre est une comédie satirique où les rôles homme-femme sont inversés. C'est un peu outré et systématique, mais la relation ne l'est-elle pas ? Comme dans le film de Despentes, les femmes n'auraient pas d'autre choix que d'imiter les hommes et vice versa ! On pourrait pourtant rêver qu'elles ne commettent pas les mêmes absurdités ni les mêmes grossièretés si elles décidaient de bouleverser l'ordre imposé depuis l'éternité. À moins d'une catastrophe planétaire, ce ne semble pas pour demain...

mardi 14 mars 2023

Nuits blanches


Nuits blanches a la brutalité du rêve : rien n'est plus cruel que le réveil. En 1957 Lucchino Visconti abandonne le néoréalisme qui a fait son style et son succès pour un néoromantisme où le réalisme poétique sert l'intemporalité du conte. À l'époque la critique ne lui pardonnera pas. La beauté des images en noir et blanc colle avec les contradictions intérieures des protagonistes ; le flou du brouillard qui les grise, réalisé avec des tulles immenses au lieu d'effets de fumée, la neige qui tombe sur un coup de baguette magique font ressortir les sentiments puissants qui nous enchaînent et nous entraînent. Visconti porte le théâtre essentiel à l'écran par une maîtrise absolue de l'art cinématographique. Il construit à Cinecitta le décor de Livourne, la petite Venise, pour que l'intrigue soit non seulement de toujours, mais aussi de nulle part. Dans l'un des bonus qui accompagne la superbe copie remasterisée (Ed. Carlotta), le chef costumier Piero Tosi évoque le réalisateur avec une élégance et une maîtrise dont on devine la complicité avec le maître. Le film est une leçon de vie et une leçon de cinéma. La solitude des personnages montre à quel point il est difficile de partager le même rêve. Marcello Mastroianni en garçon pudique hors de son temps, Maria Schell en jeune fille à peine sortie des jupons de sa grand-mère, Jean Marais en beau ténébreux étonnamment froid et absent, Clara Calamai la prostituée dont la tendresse et l'injustice font partie du métier, vivent dans des mondes parallèles.
En revoyant le film, j'ai pensé au tragique Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, et puis j'ai eu très envie de revoir Les quatre nuits d'un rêveur, autre adaptation du même roman de Dostoïevski par Robert Bresson en 1971. Plus récemment James Gray rendit explicitement hommage au romancier russe et au réalisateur italien en filmant Two Lovers. La version de Bresson est, comme chez Visconti, en porte-à-faux par rapport à ses précédents films, plus terre à terre dans cet impossible qui le caractérise. Ses effets de modernité sont encore plus caricaturaux que le rock 'n roll de Nuits blanches, mais ils en retirent une éternité blessante qui nous renvoie encore à notre solitude tout en étant plus que jamais de notre temps. Sa direction clinique renforce l'aspect obsessionnel. Les quatre nuits d'un rêveur est, je crois, bloqué [en France] par des problèmes de droits, mais il serait passionnant de le comparer aux Nuits blanches comme le fit Criterion en publiant ensemble Les bas fonds porté à l'écran par Jean Renoir et Akira Kurosawa d'après un roman cette fois de Maxime Gorki...
Au cinéma, le pouvoir de l'imagination confère aux films un ailleurs qui nous est proche et que nous ne pouvons partager avec personne. Un célèbre carton dans Nosferatu de Murnau effleure cet inconscient qui se raccroche au réel en s'appuyant subrepticement sur le phénomène d'identification, reconnaissance de ce que nous avons déjà vécu, fut-ce dans un rêve : "De l'autre côté du pont, les fantômes vinrent à sa rencontre."

Article du 16 juillet 2010

vendredi 10 mars 2023

Pornographie du direct


Je pense évidemment à France, le dernier film de Bruno Dumont, en relisant mon article du 28 août 2010...
Heure de la sieste. Allongé sur le dos. Testant les chaînes TV sur mon nouvel iPhone je tombe par hasard sur la prise d'otages de Manille diffusée en direct sur Euronews. Séquence pornographique. Extrême violence du voyeurisme. Suspense de l'absurde. Un ancien officier de police, viré deux ans auparavant, s'est engagé dans cette entreprise suicidaire et criminelle pour demander sa réintégration ! Ce genre de coup de folie découle directement de l'écho médiatique qu'il est susceptible de rencontrer. La presse est complice. Tout a commencé dix heures auparavant, mais je ne regarde que le dénouement. Les commentaires des deux présentatrices sont ce qu'il y a de plus déprimant, parce qu'ils démontrent l'inanité de la télévision, son absence de regard. Traduisant servilement le prompteur en bas de l'écran et tentant maladroitement de comprendre les images depuis Bruxelles, les deux prétendues journalistes ne font que répéter avec un léger délai ce que n'importe quel spectateur est capable de voir, à condition de lire l'anglais, certes. Il y a bien des psychologues pour s'occuper des rescapés, ne devrait-il pas y en avoir pour nous accompagner ? Ne sommes-nous pas aussi les otages de cette société du spectacle ? Puisque c'est ainsi on pourrait imaginer d'autres compétences pour suivre l'action. Qu'est-ce qui peut pousser un individu à un tel désespoir ? Quels processus névrotiques poussent les prisonniers, les employés de France Telecom (l'autre nom d'Orange !), les forcenés, à se suicider, voire entraîner avec eux une quinzaine de touristes hong-kongais ? Pourquoi les cameramen cadrent-ils de telle ou telle manière ? Sur place, c'est le cafouillage le plus complet. Il pleut à torrent. Les parapluies obstruent les objectifs. La foule se presse. Au cours de l'assaut du bus immobilisé on entend plusieurs fois des gens rire. Qui sont-ils ? Comment une journaliste se retrouve-t-elle avec la responsabilité de devoir tenir en haleine les téléspectateurs tandis qu'il ne se passe rien à l'image ? Quel est son parcours professionnel ? Comment le preneur d'otages a-t-il choisi ses victimes ? Il semble qu'il ait relâché les enfants et les vieux. Mais ensuite ? Quelle marche de manœuvre a celle ou celui qui est en joue devant un M16 ? Comment sont formés les policiers pour résoudre ce genre de drame ? Quel degré de sophistication possèdent leurs armes ? Passé le fait divers, de quel malaise est-ce le symptôme ? Depuis le passage à l'acte de l'assassin jusqu'à l'absence de recul criminelle de la télévision, que nous inspire la société que nous avons façonnée, que nous le voulions ou non ? Jusqu'à quelles extrémités sommes-nous prêts à aller ? Comment évaluer notre degré de complicité ? Décidément, la bande-son de ce reportage manquait fatalement de profondeur... Je m'emporte probablement parce que je ne regarde jamais la télévision. Mais la presse écrite vaut-elle guère mieux ?

jeudi 9 mars 2023

Les uchronies de Jaco van Dormael


Neuf ans après cet article du 17 août 2010, j'avais découvert Cold Blood à La Scala à Paris, un spectacle illusionniste où le cinéma se jouait en temps réel, signé Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey... On y retrouve ses interrogations sur la mort, et donc la vie, qui m'avaient impressionné à la projection de Toto le héros... En 2015 était sorti Le Tout Nouveau Testament qu'il avait aussi réalisé...



Seconde chance pour Mr Nobody, un film quantique

Après Toto le héros (1991) et Le huitième jour (1996), le cinéaste belge Jaco Van Dormael [avait] attendu treize ans avant de réaliser son troisième long-métrage. Alors que le Festival de Cannes sélectionne quantité de navets, Mr Nobody (2009) a été refusé en sélection, mettant en danger sa sortie en salles, repoussée de plusieurs mois pour sortir discrètement en janvier 2010. Le scénario, fruit d'un travail quotidien pendant six ou sept ans, a dû être repris à la demande des distributeurs. Comme jadis Dans la peau de John Malkovich, l'édition DVD (Fox Pathé Europa) lui permettra peut-être de devenir un film culte au fur et à mesure des années. Car Mr Nobody échappe à la logique du cinéma de papa et fiston réunis, celui que nous infligent tant l'entertainment américain à destination des adolescents du monde entier formatés sur leur modèle et les balourdises hexagonales dont les ficelles ressemblent à des cordes à nœuds. Ce n'est pas non plus le cinématographe de grand-papa, même si l'invention plastique n'a rien à envier au temps du muet, car Mr Nobody est une autre manière de voir un film, si personnelle qu'elle n'augure pas même le cinéma de l'avenir. On peut éventuellement le rapprocher de l'excellent Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry ou de l'épouvantable L'étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher, en termes de préoccupations scénaristiques.


Impossible à raconter sans gâcher le plaisir du futur spectateur, Mr Nobody, 2h17 avec des comédiens anglophones, est un film d'anticipation, de construction complexe, basé sur les principes d'incertitude et les théories de Schrödinger, ce qui fit dire à des jeunes spectateurs qu'il s'agissait d'un film quantique ! Puisqu'il faut une explication à tout, la psychanalyse viendra au secours de la science pour justifier des univers parallèles que composent nos possibles "tant qu'on n'a pas choisi". Les images, les effets spéciaux, les décors sont à la hauteur de cet ambitieux projet qu'ils servent avec intelligence. Le recours à de nombreuses citations musicales sont justifiées par le propos et Jared Leto est formidable dans son rôle à transformations. J'en ai déjà trop dit, il vaut mieux vous souhaiter le plaisir de la découverte...