70 Cinéma & DVD - avril 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 26 avril 2023

Un enfant voit un film


Le livre d'Aimé Agnel que m'offre une amie psychanalyste tombe à point nommé. Depuis quelques temps je me souviens de passages oubliés de mon enfance. Ce n'est pas innocent. J'essaie de comprendre ce que je suis devenu en me remémorant ce que je fus, et donc ce que j'ai toujours été. Car tout a commencé à l'âge des premières découvertes. Confronté à nos propres réactions dans diverses situations nous nous conformons de manière à les vivre, entendre qu'il est vital de trouver sa place dans un monde qui n'est pas toujours fait pour soi. Dans Un enfant voit un film Aimé Agnel n'analyse point, il se revit découvrant le cinéma lors de projections d'antan. Or les films qui l'ont marqué mettent presque tous en scène des enfants. Cette réflexion n'a rien d'étonnant, elle coule de source. Que l'enfant soit dans la salle ou sur l'écran, ces réminiscences vont construire l'homme à grandir. Comme jadis Aimé Agnel m'y aida dans ses cours sur le son à l'Idhec où je venais de rentrer à 18 ans, pas encore vraiment sorti de l'enfance. Il y était question d'écoute. D'apprendre à voir aussi. Avec tous ses sens. Quelques années plus tard, je lui succédai lorsqu'il se consacra à la psychanalyse. En janvier dernier j'avais déjà chroniqué son livre Sur quelques films vraiment sonores. Je suis encore plus sensible à ce nouvel opus, petit fascicule de 96 pages qui commence par une suite de photogrammes auxquels le grain du papier donne une impression de souvenirs nimbés de rêves. Le Chien des Baskerville. Le Père tranquille. Capitaines courageux. L’Extravagant Mr. Ruggles. Les Disparus de Saint-Agil. Le Voleur de bicyclette. Goodbye, Mr. Chips. Morocco. Sylvie et le fantôme. Les Verts Pâturages. Un grand amour de Beethoven. Les Aventures de Robin des Bois. La Chevauchée fantastique. Le Sergent York. Le Signe de Zorro. Tarzan, l’homme singe. Jour de fête.


Parmi ces films je reconnais certains qui m'ont marqué à mon tour, enfant. Des personnages auxquels m'identifier. Comme les Chiche-capons des Disparus de Saint-Agil, le majordome de L’Extravagant Mr. Ruggles, John Wayne dans La chevauchée fantastique, Gary Cooper dans Le Sergent York, et évidemment Robin des Bois. Il n'y avait pas que les films. Je me souviens des manteaux pliés sous mes fesses pour me réhausser sur mon fauteuil à bascule, des entr'actes avec "demandez bonbons, esquimaux, chocolats" où il fallait galoper pour ne pas rater le début du film après les actualités et le court métrage, du préau de l'école où j'ai vu Grand-père Miracle (Starik Khottabych) une fantaisie soviétique de 1956 réalisée par Gennadi Kazansky, de vieux comédiens qui faisaient la manche avec des enveloppes surprises de La Roue Tourne pour leurs maisons de retraite... Ce qui est formidable dans l'approche d'Aimé Agnel, c'est justement qu'il raconte son point de vue à hauteur d'enfant, les émotions que les films lui procurent alors, les larmes, les rires, la peur, la complicité, l'empathie, le désir, la justice, l'humour... Que ce soit dans la vie ou projeté sur l'écran l'enfant cherche à s'identifier. C'est le propre du cinéma. Il y est plus souvent question de reconnaître que connaître. Dans ses moments les plus magiques le jeune spectateur apprend à s'émanciper. Seul au milieu du public et dans la lumière de la salle obscure.

→ Aimé Agnel, Un enfant voit un film, Éditions de l'œil, 20€

jeudi 20 avril 2023

Nos années télé


En ouvrant le coffret de 3 DVD de Nos années télé [publié en 2010] par les éditions Montparnasse j'espérais que la madeleine de Proust ressusciterait des souvenirs intimes au delà des archives offertes à tous. La télévision ayant à peu près mon âge, ses 30 premières années correspondent à mon enfance (DVD1 : 1950-1960, Le temps des pionniers), à mon adolescence (DVD2 : 1960-1970, La télévision fait sa révolution) et à ma désertion du petit écran (DVD3 : 1970-1980, La couleur, les jeux, les feuilletons...). Le Nos du titre vise bien la nostalgie des uns ou simplement la mémoire des autres. Même si la première image est celle de Pierre Desgraupes, producteur avec qui j'ai travaillé comme compositeur de musique dans les années 70 avec mon amie la monteuse Brigitte Dornès, mes parents n'avaient pas la télévision à ses débuts, aussi je découvre certaines images mythiques d'une actualité que nous ne pouvions regarder qu'au cinéma avant le court métrage et le grand film. Mon père avait joué le rôle de candidat bidon pour les débuts du jeu L'homme du XXe siècle animé par Pierre Sabbagh ; l'émission n'y figure pas, mais on ne peut tout mettre dans 9 heures de programme qui tiennent plus du menu dégustation que de l'encyclopédie.


Cinq colonnes à la une, La piste aux étoiles, Discorama, La caméra explore le temps, Âge tendre et têtes de bois, Le palmarès des chansons, Le Petit Conservatoire de la chanson, Au théâtre ce soir, Dim Dam Dom, Les femmes aussi, Les dossiers de l'écran, Les coulisses de l'exploit, Intervilles, Monsieur Cinéma, La caméra invisible, Le mot le plus long et bien d'autres me rappellent les soirées en famille à une époque où l'unique chaîne permettait à tous de tout voir et de découvrir des mondes que nous nous serions interdits sans cela. La seconde chaîne n'y changera pas grand chose. Aujourd'hui les chaînes spécialisées cantonnent les téléspectateurs dans des ghettos communautaires. La France regardait aussi bien Les Shadoks que Lecture pour tous, Thierry le Fronde et le catch, les grandes dramatiques et les variétés, Les cinq dernières minutes et le Journal Télévisé... Je regrette que le nom des réalisateurs et le générique de chaque extrait ne soient pas reproduits sur le livret qui n'apporte pas grand chose (même grand format que le coffret Salut les copains, adapté aux cadeaux de fin d'année). Au delà de la sélection un peu trop people et des éternelles débilités (la plus belle télé du monde ne peut donner que ce qu'elle a), si l'éventail ne permet que de picorer, les génériques et les voix de toutes ces émissions raviveront les souvenirs enfouis de toutes les générations qui furent hypnotisées par la petite lucarne. Les plus jeunes pourront se plonger dans cet univers préhistorique avec le même intérêt que nous pouvons porter à l'Histoire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Dans une époque où nous fabriquons essentiellement des produits Kleenex, conçus pour se dégrader suivant un cynique plan marketing, où les œuvres disparaissent au gré du renouvellement des supports, les documents exhumés prennent une valeur inestimable. Les lettres autographes des grands personnages sont souvent des témoignages précieux sur leur œuvre, les tableaux originaux qui hantent les musées diffusent une émotion infalsifiable, les improvisations sur piano mécanique enregistrées par Saint-Saëns ou Mahler sont bouleversantes, nos bibliothèques recèlent des trésors qui ont traversé les siècles... Les archives du medium devenu le maître à penser ou la machine à décerveler de la seconde moitié du XXe siècle, détrôné(e) récemment par Internet, sont une mine d'or où nous irons piocher les pépites cathodiques qui raviveront nos émotions passées et rehausseront notre esprit critique.

Article du 8 novembre 2010

vendredi 14 avril 2023

Closed Vision, un diamant noir comme un drapeau


Tant de trésors méconnus refont surface au fur et à mesure que se développent de nouvelles technologies qu'il est tragique d'imaginer tous ceux qui se sont à jamais perdus dans la nuit des temps. La multiplication des reproductions laisse espérer que ces joyaux résisteront au trou de mémoire que l'évolution des supports creuse paradoxalement. [Cet Article datant du 4 novembre 2010, je fais abstraction de la fin de l'humanité !]
Un vulgaire DVD ressuscite ici un de ces bijoux ensevelis que l'Histoire du cinéma nous avait cachés. En 1954, Jean Cocteau et Luis Buñuel présentent Closed Vision du jeune Marc'O au Festival de Cannes comme un film révolutionnaire. Ces deux-là s'y entendent, Le Sang d'un poète et L'âge d'or leur confèrent une autorité dont ils se moquent comme deux sales mioches. Cocteau n'aura de cesse de découvrir de nouveaux talents (dont Radiguet et Genet, lançant le Groupe des Six, soutenant Truffaut et ses 400 coups, etc.) et d'énerver les gardiens de la modernité. Buñuel utilisera son analyse de Freud, Marx et la Bible pour ses délires critiques et s'amusera à provoquer jusqu'à son dernier film.


Les Périphériques vous parlent éditent le DVD de Closed Vision en versions française et anglaise. Dans les deux langues les voix off scandent, chantent, ponctuent, interprétant avec excellence le "scénario paroles" tandis que le "scénario images" produit un montage surréaliste composé de collages graphiques (tableaux de Marc'O et son assistante Yolande du Luart, lettres picturales de Poucette), reportages, compositions avec acteurs, etc. Le cut-up avant-gardiste des dialogues généra le montage des images qui lui-même orientera l'interprétation des voix. La musique de Roger Calmel, élève de Darius Milhaud, suivant ces péripéties libres comme l'air, leur passe de fausses menottes de fil rouge.


En complément de programme à ces "soixante minutes de la vie intérieure d'un homme", André Labarthe et Marc'O, une nuit, étendus sur deux transats dans un petit bois, évoquent Guy Debord dont le second édita les premiers textes, François Dufrêne, Gil Wolman, le Traité de bave et d'éternité de Isidore Isou qu'il a produit en 1951, deux ans avant son film néo-symboliste qui ne ressemble à rien d'autre. Le cinéaste est connu pour son film-culte Les idoles, théâtre musical avant la lettre, satire yéyé du show-biz qui révéla les acteurs Bulle Ogier, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Valérie Lagrange, Jacques Higelin, Elisabeth Wiener, etc.


Inspiré explicitement par James Joyce et Jean Vigo, rappelant furieusement Antonin Artaud, Closed Vision anticipe aussi bien les recherches de Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma) que les vociférations anarchistes de Léo Ferré. La révolte à l'œuvre, caustique et drôle, lyrique et mordante, annonce aussi mai 68 qui explosera quinze ans plus tard ! Sa poésie cinématographique laisse entrevoir un "haut les masques !" digne de Cocteau et des paradoxes buñuéliens que les contradictions n'ont jamais effrayé.
Si vous souhaitez assister à un spectacle cinématographique expérimental qui fait sens, n'hésitez pas, ce point de vue documenté sur la Croisette, introspection ouverte sur le monde, est aussi jubilatoire que passionnant.

mardi 4 avril 2023

Pour quel travail ?


En 1977 Pour Clémence est une fiction semblant tournée comme un documentaire. Dès le début du film de Charles Belmont, on est surpris par une multitude de plans qui semblent hors sujet, un sujet dont on ignore encore tout. Or le cinéaste dresse tout simplement le portrait d'une époque et tout est justifié, justifié comme on dit d'une page où les paragraphes sont bien alignés quel que soit le contenu du texte. Et cette époque est toujours la nôtre lorsqu'il s'agit de l'emploi, le perdre ou gagner sa vie. Le choix du personnage principal, un ingénieur en aéronautique travaillant sur le Concorde et licencié, est de vivre d'abord de son chômage pour en profiter au lieu d'aller pointer chaque matin. Ce n'est pas si simple lorsqu'on n'est pas préparé à cette liberté, non pas retrouvée, mais enfouie sous les habitudes et les conventions. Clémence est le prénom de la petite fille du couple, la mère exerçant le métier d'institutrice. Le film de Belmont, qui avait tourné L'écume des jours en 1968 et Histoires d'A en 1975, est un film moderne comme les deux autres, tous deux chroniqués dans cette colonne.
Derrière le trouble de ce chômeur se dessinent le rapport des hommes et des femmes et le changement qui s'opère avec le féminisme, la détresse humaine face aux motivations de l'existence, l'écologie explicitement citée à travers la couche d'ozone et la consommation de carburant excessive du Concorde, ainsi que de nombreuses autres questions évoquées par un détail au détour d'un plan documentaire ou d'un autre. Pour Clémence est un film où le diable est bien dans les détails. Belmont s'est toujours autorisé la plus grande liberté, aussi ne sera-t-on pas surpris après une heure et quart de découvrir une longue séquence d'animation sur la terrible symphonie du travail ou quinze minutes plus tard une coda improbable rappelant la fin d'À bout de souffle. La liberté y est autant sur la sellette que le travail lorsqu'ils nous sont mécaniquement imposés. Le film n'épargne personne parce que nous n'avons qu'une vie et combien la mènent réellement à leur guise ?
En complément de programme, l'éditeur L'éclaireur où œuvre Marielle Issartel, compagne du cinéaste disparu en 2011 et monteuse de ses films, offre La coagulation des jours, un court métrage de Michaël Lellouche (cofondateur du magazine en ligne CitizenJazz !) de 2009 choisi parce qu'il met en scène un salarié placardisé, un gâchis parmi tous ceux qu'engendre le capitalisme. Deux entretiens, anecdotique avec Philippe Rousselot, chef opérateur de Belmont, ou sémantique avec le philosophe Patrick Viveret, complètent le DVD. Notez enfin que la partition jazz de Pour Clémence est signée Michel Portal et Jean Schwartz avec la participation du contrebassiste Jean-François Jenny-Clarke et Bernard Vitet à la trompette (je ne l'avais pas reconnu, mais Schwartz qui tenait la batterie s'en souvient)...

→ Charles Belmont, Pour Clémence, DVD L'éclaireur, 14,90€, sortie le 11 avril 2023