Les pattes de mouche ne sont pas celles du chien de Jimmy Lee Sudduth, mais le nombre incroyable de miniatures qui m'interroge. L'exceptionnelle collection d'art brut de Bruno Decharme exposée jusqu'18 janvier 2015 à La maison rouge m'évoque une série de questions que je ne me suis pas posées devant deux autres évènements merveilleux de l'automne, à savoir Niki de Saint Phalle au Grand Palais et Le Maroc contemporain à l'Institut du Monde Arabe. Des petits dessins minutieux aux calligraphies minuscules, est-ce le manque de supports de grande surface qui pousse ces amateurs à se crever les yeux pour percer le secret de leur âme ou les conditions de leur enfermement, intime ou institutionnel ? Les assemblages et sculptures composés de centaines d'éléments est-il le reflet du temps passé, libre de toute pression commerciale, ou la quête obsessionnelle de tout artiste enfermé dans son propre univers ? Ainsi les dates obnubilent Kunizo Matsumoto comme George Widener...


Lors de précédentes expositions d'art brut j'avais déjà été fasciné par les assemblages d'A.C.M. (Alfred et Corinne Marié) composés d'éléments électroniques, de fils et de pièces de machines à écrire, par les gouaches d'Henry Darger où de petites filles candides sont les proies de terribles monstres humains, ceux métalliques d'Emery Blagdon, les fusils d'André Robillard, les symétries de Fleury-Joseph Crépin ou Janko Domsic, les plans d'Adolf Wölfi, les architectures d'Achilles G. Rizzoli, les références à d'autres civilisations d'Augustin Lesage, les surcouches finement calligraphiées de Zdenĕk Košek, les écorchés de Luboš Plný, les carnets d'Ilse Helmkamp, les portées de Harald Stoffers, les fonds symboliques des portraits d'Alexandre Pavlovitch Lobanov, les cadres de Charles August Albert Dellschau, les broderies de Jeanne Tripier, les bois sculptés d'Auguste Forestier ou Émile Ratier, les coquillages collés de Pascal-Désir Maisonneuve, les bouts de laine de Judith Scott, etc. Mais chaque collection a sa propre logique et le fait qu'elle soit privée nous incite à ne rater aucune occasion pour les admirer lorsqu'elles sont livrées au public, d'autant que c'est le but de l'association abcd qui a d'ailleurs ouvert une galerie à Montreuil il y a déjà dix ans et vers laquelle pointent la plupart de mes liens biographiques, récits souvent dramatiques de vies hors-normes.


L'accent mis sur l'aéroflotte en carton de Hans-Jörg Georgi ne me convainc pas autant que l'imagination débordante, et souvent débridée, des quelques deux cents artistes présentés à La maison rouge qui a une fois de plus recomposé le labyrinthe de sa galerie (passionnant catalogue aux Ed. Fage). Les quatre cents œuvres sont réparties selon douze thèmes illustrant les préoccupations majeures des créateurs. Aux tourments enchevêtrés d'À l'origine le chaos répondent les Hétérotopies scientifiques, aux laisser-aller de Ricochet solaire et des mots qui s'emballent des Jeux avec le langage les Cartographies mentales et les Anarchitectures, à la conjuration des Objets magiques, des Épopées célestes et de Sauver le monde les monstres d'Au royaume des chimères, la violence de Sang et fureur et les fantasmatiques Vertiges de la chair... Au centre, la salle de projection où sont diffusés des films de Bruno Decharme est entourée de vitrines remplies de fabuleuses coiffes et parures des quatre coins du monde.


En fin de parcours est installée La chambre des fantasmes d'Isabelle Roy, artiste contemporaine soutenue par le centre Hospitalier de Sainte-Anne et le Centre d'Étude de l'Expression. Ne pouvant pénétrer dans cette pièce dont les murs sont des miroirs rococo on colle l'œil à des trous en forme de fleurs pour surprendre des scènes énigmatiques composées de performances, sculptures, multimédia, taxidermie, couture, marqueterie...

Toute la visite nous renvoie à notre propre fragilité, au non-dit, aux zones sombres de notre inconscient. Poussés dans leurs contradictions, révoltés contre une société policée, incapables de s'y conformer, certains ont eu la chance d'embrasser une carrière artistique quand d'autres, incarcérés ou s'étant refermés sur eux-mêmes, ont tenté d'expulser leurs démons intérieurs en s'inventant des mondes incroyables ou travestissant leur environnement. Quelle différence entre les professionnels reconnus comme tels et ces amateurs expansifs ? Aucune, sauf à avoir suivi un cursus universitaire indépendamment du besoin insatiable de créer. La folie guette partout. L'art brut renvoie à l'essence-même de la création, dégagé des nécessités commerciales, libre de donner forme à l'imagination la plus fertile. Il fait fi du formatage des maîtres que les écoles distillent. Seuls les plus grands artistes atteignent cette urgence incontournable qui définit l'art en général.