70 Expositions - avril 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 19 avril 2023

Il était une fois la fête foraine


Sans le courrier de Vincent Dujardin, forain de l'eau, qui cherchait désespérément le CD épuisé de Il était une fois la fête foraine (Auvidis Tempo A 6217 passé au pilon lors du rachat par Naïve), je n'aurais pas exhumé l'album que j'avais réalisé en complément du catalogue de l'exposition présentée en 1995-96 à la Grande Halle de La Villette et dont Raymond Sarti avait imaginé la scénographie. Cet énorme chantier nous occupa des mois avec une équipe dévouée, redoutablement efficace. Reconstituer une fête foraine dans la Grande Halle avec des objets patrimoniaux fut un pari réussi.
J'y participai comme concepteur de tout l'environnement sonore, soixante-dix sources différentes tournant en boucles sur plusieurs centaines de haut-parleurs, et en cosignai avec Bernard Vitet la composition musicale. Je fabriquai les ambiances et les effets ponctuels, commandai les dialogues cinglants à l'écrivain Alain Monvoisin, dirigeai les comédiens, rassemblai les chansons avec l'aide de Serge Hureau et Martin Pénet, élargissai la fête en créant des hors-champs chevalins au delà des palissades qui nous entouraient, etc. Comme aucune boucle n'avait la même durée la reconstitution sonore évoluait tout le temps, faisant vivre le lieu livré aux visiteurs qui oubliaient le côté compassé de l'espace muséographique à tel point que les enfants osaient hurler comme à la foire. Désacralisation qui ne manquerait pas d'en choquer certains, mais qui montrait que les musées pourraient peut-être se penser autrement. Le sujet s'y prêtait. Un badaud vomissait dans un coin sombre à la sortie du pousse-pousse, des gamins nous appelaient depuis le sommet de la plus petite grande roue du monde, plus loin à trente mètres de haut l'avancée dans le vide était accompagnée de remarques idiotes qui semaient l'effroi, et les manèges tournaient, ils tournaient, et les orgues se déclenchaient automatiquement, et les bonimenteurs nous étourdissaient... J'aurais été déçu si le public n'était pas ressorti de là avec une tête grosse comme ça !


Représenter l'expérience de la visite est impossible. En plus du labyrinthe imaginé par Raymond Sarti (son site est plein de croquis et de photos), il manque déjà les lumières de Marie-Christine Soma. Rien ne remplacera jamais l'aventure vécue, même Je l'ai perdue, sublime texte de Jean Cocteau dit par Jean Marais qui clôt le CD. J'ai filmé les préparatifs et j'ai filmé le dernier jour au terme des quatre mois de représentations, mais je n'ai encore jamais rien monté. De nombreuses émissions télévisées ont eu lieu depuis l'expo dont un Apostrophes. Pour le disque, j'ai mixé nos ambiances, textes et musiques en les alternant avec quelques sublimes documents d'archives. Sur la cinquantaine de chansons diffusées dehors, à l'entrée et tout autour de la Halle, j'avais d'abord choisi Encore un tour de chevaux de bois par Nane Cholet en 1935, nimbé d'ivresse et de fumée, où ce lieu de transgression renvoie l'image de notre monde à l'envers. La fille au manège par Renée Lebas en 1944 nous emporte sur des licornes et des Pégase, toujours plus vertigineux. Pour remplacer les monuments de l'exposition qui jouaient leur musique sur carton perforé, nous avions sélectionné trois orgues, un Gasparini, un Limonaire et un Ruth que nous étions allés enregistrer à Lyon et en Suisse avec Silvio Soave. Bernard et moi avions composé de faux ragtimes que faisait sonner le piano mécanique du cinéma forain, l'année de son centenaire !
Les musiques du pousse-pousse, sorte de boîte à musique géante, celles des manèges de petites voitures et de chevaux, se mêlaient aux crémaillères des attractions mécaniques, aux feulements des fauves et aux boniments des comédiens. J'avais réuni une sacrée distribution : Michael Lonsdale au Pavillon des Curiosités, dernière présentation intégrale des cires anatomiques du Cabinet Spitzner avant leur dispersion, Luis Rego pour la Parade des lutteurs, l'équilibriste verbal Jean-Marie Maddedu et l'authentique foraine Menica Brunet-Fabulet aux jeux de massacre, le gourmand Laurent Jouin jouant le confiseur Dédé, le duo chamailleur de Michel Berto et Daniel Laloux, l'incisive Dominique Fonfrède, et toute l'équipe avait prêté sa voix. Benoît Weber était le zélé régisseur de cet incroyable échafaudage sonore. J'avais illustré le livret avec les esquisses de Raymond Sarti qui a toujours su nous faire rêver avant que les maquettes ne se déploient magiquement sous leur taille réelle.

Ce projet était tombé à point nommé comme je rentrai du siège de Sarajevo. J'avais besoin de me changer les idées avec un train fantôme qui ne soit que d'illusion. L'enthousiasme du commissaire Zeev Gourarier nous entraîna pendant l'année que je passai à construire cet incroyable univers "Cagien" à partir d'éléments populaires. Suite au succès remporté, Pierre Lavoie me commanda la musique du CD-Rom Au cirque avec Seurat (notez l'association d'idées forain-cirque, elle est parfois bénéfique !) qui allait inaugurer une séquence de ma vie qui durera dix ans au service du multimédia. Plus tard, toute l'équipe de Il était une fois la fête foraine partit au Japon réitérer ses facéties pour The Extraordinary Museum à Kumamoto et Euro Fantasia au Nagoya Dome. La dernière collaboration qui nous rassembla avec Zeev et Raymond fut l'exposition Jours de cirque en 2003 au Grimaldi Forum à Monaco, mais ça c'est une autre histoire.

Article du 2 novembre 2010 (liens ajoutés ou actualisés)

lundi 10 avril 2023

Thomas Demand, le diable est dans les détails


Sur les conseils de Marie-Laure j'ai visité l'exposition Thomas Demand au Musée du Jeu de Paume. L'artiste fabrique des maquettes en papier grandeur nature, les photographie avant de les détruire, et les reproduis en grand format. Ses mises en scène de décors et d'objets exigent parfois des dizaines de tonnes de carton. Je n'ai pas manqué de croiser des amis architectes, c'eut pu être des scénographes tant cette reconstruction de l'espace est fascinante. Si les sujets sont souvent dramatiques, les œuvres nous tiennent à distance, comme des scènes de crime d'où les victimes ont été déjà extraites. Sont représentés la chambre russe d'Edward Snowden, la salle de bain où s'est noyé un ministre allemand, un bureau de la police est-allemande mis à sac, une salle de commande à l'abandon d'une centrale nucléaire, l'atelier d'un luthier... Mais ce sont pourtant les patrons du styliste Azzedine Alaïa qui plastiquement emportent mon suffrage...


Partout il faut s'approcher des clichés pour admirer le travail incroyable de minutie exigée, l'infinité de nuances des couleurs, et puis ensuite prendre du recul, imaginer le va-et-vient de Thomas Demand, tant dans la forme que le fond. Car tout part d'une photographie d'un évènement ou d'un lieu, pour y revenir agrandie, en passant par une reconstitution 3D d'où il aura extirpé toute présence humaine. Le contexte épuré, ne reste que l'âme de ce qui s'est joué là : objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Parfois plusieurs œuvres rassemblées recomposent une histoire dans son déroulé, comme un découpage cinématographique, forcément elliptique. Jouer entre le modèle et sa représentation a donné son titre à l'exposition : Le bégaiement de l'histoire. Le mouvement de va-et-vient est explicite dans les deux minutes du film où le paquebot Pacific Sun est pris dans une tempête tropicale, envoyant valdinguer tous les meubles d'un bord à l'autre.


En regardant Clearing je pense aux pulsions obsessionnelles décrites par Freud dans les Cinq psychanalyses quand il était impossible au patient de passer devant un arbre sans compter le nombre de feuilles ou celui des points dans un livre. C'est évidemment le lot de nombreux artistes peintres renvoyés à leur solitude. Je ne suis pas certain de celle-ci en ce qui concerne l'artiste munichois, m'interrogeant à mon tour sur le nombre d'assistants employés dans son atelier berlinois. J'évoque la peinture, car dans l'élaboration de ces œuvres c'est plus de cela qu'il s'agit que de sculpture et de photographie. Leur interprétation tient du conte arabe où l'histoire se transforme en voyageant d'un conteur à un autre, sorte de flou artistique constitué de milliers de points nets. Ainsi, lorsqu'on ignore le contexte qui a suscité les tableaux de Thomas Demand, frôle-t-on l'art conceptuel ou, attentivement, perçoit-on les signes du drame, puisque le diable est dans les détails* ?

→ Thomas Demand, exposition Le bégaiement de l'histoire, Jeu de Paume, jusqu'au 28 mai 2023

* Gott steckt im Detail est une phrase attribuée en Allemagne à Mies van der Rohe auquel Thomas Demand se réfère dans certains entretiens. Dieu [au sens de perfection] est dans les détails fut auparavant prêtée à Saint Thomas d'Aquin, puis à Gustave Flaubert.