Sur les conseils de Marie-Laure j'ai visité l'exposition Thomas Demand au Musée du Jeu de Paume. L'artiste fabrique des maquettes en papier grandeur nature, les photographie avant de les détruire, et les reproduis en grand format. Ses mises en scène de décors et d'objets exigent parfois des dizaines de tonnes de carton. Je n'ai pas manqué de croiser des amis architectes, c'eut pu être des scénographes tant cette reconstruction de l'espace est fascinante. Si les sujets sont souvent dramatiques, les œuvres nous tiennent à distance, comme des scènes de crime d'où les victimes ont été déjà extraites. Sont représentés la chambre russe d'Edward Snowden, la salle de bain où s'est noyé un ministre allemand, un bureau de la police est-allemande mis à sac, une salle de commande à l'abandon d'une centrale nucléaire, l'atelier d'un luthier... Mais ce sont pourtant les patrons du styliste Azzedine Alaïa qui plastiquement emportent mon suffrage...


Partout il faut s'approcher des clichés pour admirer le travail incroyable de minutie exigée, l'infinité de nuances des couleurs, et puis ensuite prendre du recul, imaginer le va-et-vient de Thomas Demand, tant dans la forme que le fond. Car tout part d'une photographie d'un évènement ou d'un lieu, pour y revenir agrandie, en passant par une reconstitution 3D d'où il aura extirpé toute présence humaine. Le contexte épuré, ne reste que l'âme de ce qui s'est joué là : objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Parfois plusieurs œuvres rassemblées recomposent une histoire dans son déroulé, comme un découpage cinématographique, forcément elliptique. Jouer entre le modèle et sa représentation a donné son titre à l'exposition : Le bégaiement de l'histoire. Le mouvement de va-et-vient est explicite dans les deux minutes du film où le paquebot Pacific Sun est pris dans une tempête tropicale, envoyant valdinguer tous les meubles d'un bord à l'autre.


En regardant Clearing je pense aux pulsions obsessionnelles décrites par Freud dans les Cinq psychanalyses quand il était impossible au patient de passer devant un arbre sans compter le nombre de feuilles ou celui des points dans un livre. C'est évidemment le lot de nombreux artistes peintres renvoyés à leur solitude. Je ne suis pas certain de celle-ci en ce qui concerne l'artiste munichois, m'interrogeant à mon tour sur le nombre d'assistants employés dans son atelier berlinois. J'évoque la peinture, car dans l'élaboration de ces œuvres c'est plus de cela qu'il s'agit que de sculpture et de photographie. Leur interprétation tient du conte arabe où l'histoire se transforme en voyageant d'un conteur à un autre, sorte de flou artistique constitué de milliers de points nets. Ainsi, lorsqu'on ignore le contexte qui a suscité les tableaux de Thomas Demand, frôle-t-on l'art conceptuel ou, attentivement, perçoit-on les signes du drame, puisque le diable est dans les détails* ?

→ Thomas Demand, exposition Le bégaiement de l'histoire, Jeu de Paume, jusqu'au 28 mai 2023

* Gott steckt im Detail est une phrase attribuée en Allemagne à Mies van der Rohe auquel Thomas Demand se réfère dans certains entretiens. Dieu [au sens de perfection] est dans les détails fut auparavant prêtée à Saint Thomas d'Aquin, puis à Gustave Flaubert.