70 Humeurs & opinions - octobre 2006 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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samedi 28 octobre 2006

Le rémouleur


Environ une fois par an, le rémouleur de couteaux me demande s'il peut parquer sa charrette dans notre cour pour la nuit, ce qui lui évite d'avoir à la pousser jusqu'à Montreuil où il habite. En échange de ce petit service, il me propose d'aiguiser gracieusement un de mes outils de cuisine. Je le regarde travailler consciencieusement. Un coup sur la pierre dure, un sur la molle, il passe sans cesse de l'une à l'autre en faisant tourner le roue avec ses deux pieds. Il termine en enlevant les copeaux de métal avec son couteau de poche. Je m'interroge sur combien de temps encore il y aura des rémouleurs, des vitriers, des musiciens qui passeront comme ça dans la rue, comme lorsque j'étais petit et que depuis notre balcon nous lancions des pièces enrobées dans du journal aux chanteurs qui s'accompagnaient à l'accordéon ou à l'orgue de barbarie...
Derrière lui, on peut apercevoir les travaux d'en face qui avancent. Les ouvriers en sont au crépis. Un des cinq lofts a déjà été vendu. Très cher. Ça fait monter le prix de l'immobilier dans le quartier. Minimum 3000 euros le mètre carré brut de béton, du délire. Ces grands duplex hauts sous plafond sont livrées avec à l'entrée les arrivées d'eau, de gaz et d'électricité, mais les murs intérieurs sont en parpaings apparents, le sol est une dalle de béton qui fait toute la surface de l'ensemble, il n'y a ni cloisons, ni salle de bain, ni cuisine, tout reste à faire, même les volets sont à poser devant les vitres transparentes qui laissent tout voir depuis le trottoir. Enfin tout, façon de parler, puisque c'est livré avec rien, libre à soi de dessiner le futur et d'allonger les biffetons pour que le rêve prenne corps... de bâtiment.

jeudi 19 octobre 2006

Interrogation écrite


À croiser le milieu de l’art contemporain, nous nous posons les mêmes questions que lorsque le Drame traçait son chemin musical hors des sentiers battus, s’inspirant de toutes les musiques comme des autres arts, l’invention à la bouche et la fleur au fusil. Pourquoi nous sentons-nous exclus du milieu censé nous nourrir ? Il y a deux mondes, l’entier, celui qui nous alimente, baroque à souhait, strictement personnel, et le petit, constitué de coteries, qui semble nous accepter tant bien que mal. Entre les deux, nous sommes contraints au grand écart. Un minimum de souplesse est donc exigé ; l’entretenir devient une qualité empêchant qu’on s’endorme dans cette position inconfortable mais au combien spectaculaire.
L’exercice n’est pas facile. Notre sentiment d’être incompris, hors sujet, anachronique, vient-il d’une banale paranoïa ou s’appuie-t-il sur une réalité sociale où nous avons, souvent malgré nous, choisi notre camp ? L’interrogation elle-même est-elle un combat contre l’amertume et les aigreurs (étrange comme ces deux saveurs opposées expriment la même angoisse) ? Souffrirons-nous toute notre vie d'un malentendu propre au statut de l'artiste ? Comment vivre de notre travail sans perdre notre indépendance ?
Attendant le bus qui nous amènerait à l’aéroport d’Incheon, je faisais remarquer à Nicolas que ses œuvres me semblent relever avant tout d’un baroque peu moderne, entendez à la mode. La plupart des artistes contemporains qui marchent, avec ironie allons jusqu’à dire « qui arrivent », développent une idée compréhensible dès le premier contact de l'œuvre avec le public, voire à la lecture de son concept, réduction moderne que les exégètes pourront développer plus aisément selon les canons en vigueur. Les jeunes artistes sortis des écoles de beaux-arts sont notés par les leurs, leurs professeurs devenus conservateurs encensant les leurres. Rester patient. Il faut du temps pour percevoir l’importance d’une œuvre. À terme, elle ne se jugera qu'à la charge critique, tant plastique qu'historique, qu'elle sous-tend.
Développer une œuvre aussi complexe et profonde que la vie, un réseau de sens, une combinaison que certains assimilent à la poésie, et trouver le style, comme l’entendait L.F. Céline, ne peut entrer dans aucun moule. Seuls les marchands adorent les étiquettes, les écoles et leurs gourous préparant les futurs artistes au marché de l’art. Toute tentative d'échapper à ce formatage ne peut qu'engendrer une réaction de mépris de la part des nouvelles élites cooptées.
Jean Cocteau disait que son œuvre était un objet difficile à ramasser. Je ne pourrai jamais aimer que des objets difficiles à ramasser. Pour continuer à vivre hors-la-loi, peut-être faut-il savoir être bref à défaut de réduire. Constituons des œuvres manifestes, des tracts, multiplions les événements. Car les baroques en font toujours trop, comme les autodidactes et les nouveaux riches. Les propriétaires, les patrons, les gens de pouvoir n’ont pas cette maladresse. La richesse et la générosité de nos œuvres résisteront probablement mieux au temps que les académismes successifs que la mode engendre. La lutte des classes dicte encore sa loi.

Photo prise au Musée d'Art Contemporain de Séoul lors du vernissage de l'exposition Dual Reality, Media City Seoul.