70 Humeurs & opinions - janvier 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 22 janvier 2007

Les Justes, dernier jour


Si vous habitez Paris, sautez le déjeuner et allez au Panthéon voir la formidable installation artistique de la juvénile Agnès Varda sur les Justes ! C'est aujourd'hui lundi le dernier jour avant démontage et c'est ouvert de 10h à 17h sans interruption. L'entrée est gratuite. C'est aussi une occasion de visiter le monument qui d'habitude est d'une froideur absolue et d'un kitsch achevé.
La réalisatrice Agnès Varda accomplit là un miracle. Comment rendre hommage aux Français et Françaises qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont pris le risque de cacher des Juifs, désobéissant aux Nazis et au régime de Vichy ? Des citadins ont été sauvés par des paysans. Des enfants eurent la vie sauve grâce au courage de ces hommes et de ces femmes dont les photographies occupent le centre de la nef. Certains ont été arrêtés et déportés à leur tour. À la fin de la projection, des spectateurs ne peuvent s'empêcher de laisser couler une larme. Agnès Varda réussit l'exploit de réaliser une œuvre contemporaine qui s'adresse au plus grand nombre.
Quatre écrans encerclent les cadres photographiques. Deux films sont projetés deux par deux sur des murs de pierre reconstitués et dressés pour masquer les quatre habituelles statues ringardes. Le premier est tourné en noir et blanc comme un document d'époque ; le second, en couleurs, est une évocation dramatique. Les deux films, aux plans très semblables, sont synchrones, le temps de neuf minutes d'un montage magiquement rythmé, sonorisé par les bruits du drame, par une berceuse yiddish et un violon alto l'imitant en tournant autour du sol. La fiction et le documentaire se rejoignent dans notre imaginaire. Paradoxalement, Agnès Varda a cherché des visages de Justes qui ressemblent à ses acteurs. Elle joue de toutes les dialectiques pour atteindre l'émotion juste. On peut marcher autour de l'installation, rester figé devant le spectacle de la résistance, laisser ses yeux errer d'un écran à l'autre, il est impossible de perdre le fil de la narration.
Au fond, sur un cinquième écran, est projetée l'image d'un arbre. La nature entre au Panthéon. Grâce soit rendue également à la cinéaste qui réussit à inverser la proportion de femmes dans ce mausolée des grands hommes. Sous la coupole, on peut voir sur leurs beaux visages combien elles furent aussi à résister à l'occupant et à la collaboration... Agnès Varda nous avait ravis avec ses installations ludiques à la galerie Martine Aboucaya ou à la Fondation Cartier, elle nous pousse ici à réfléchir au-delà de ce qui est montré.


L'installation a été inaugurée sous la coupole par le Président de la République, le 18 janvier, date anniversaire de la libération d'Auschwitz par l'Armée Rouge. Dans ce camp, mon grand-père est mort asphyxié sous une douche de gaz Zyklon B. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que cette cérémonie est une manœuvre de la droite au pouvoir pour récolter les votes de la communauté juive aux prochaines élections. Tandis que l'on célèbre justement ces "Justes parmi les Nations", où se cachent celles et ceux de notre actualité ? N'y-t-il pas quelque cynisme à célébrer ces Justes d'hier tandis que des enfants sont extirpés aujourd'hui de leurs classes pour être expulsés vers leur pays où parfois les attend le pire ? Ceux et celles qui les cachent en cet instant ne risquent certainement pas la mort. Les camps n'existent plus, pensez-vous. Rappelez-vous les derniers mots de Jean Cayrol à la fin du film d'Alain Resnais, Nuit et brouillard :
''Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ?
Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin.''
Heureusement il y a des Justes... Mais ce ne sont pas toujours les mêmes.

Agnès Varda, à la lecture du billet, nous donne la primeur de la bonne nouvelle :
Vu les 27 OOO visiteurs , “ils” ont décidé la prolongation. Donc installation en place juska dimanche 28 - 17 heures, et fermeture à 18h. Je l’ ai appris en allant organiser le repliage des photos ce soir... Salut et amitié.

jeudi 18 janvier 2007

Deux couvertures dont j'ai composé la musique


Hier soir, l'équipe du Musée du Quai Branly avait organisé un petit pot au bar du Palais de Tokyo pour fêter les prix attribués par le Fiamp 2006, soit le Multimédi’Art Interactif d’Or et sa Mention Spéciale pour la présentation du patrimoine intangible. J'y ai modestement participé en concevant et réalisant le design sonore des bornes interactives qui jalonnent la visite du musée.
C'est une occasion de rencontrer mes partenaires souvent seulement croisés sur Internet, puisque j'envoie le résultat de mon travail en document attaché sans presque aucun contact direct. Ainsi je retrouve Stéphane Bezombes, rencontré chez Montparnasse Multimédia pour le design sonore du DVD-Rom du Louvre et la partition du jeu Séthi et la Couronne d'Égypte, qui m'a recommandé auprès de Riff alors qu'il chapeautait le multimédia du Quai Branly. J'ai la surprise de tomber sur Roger Labeyrie, que j'ai connu il y a vingt ans grâce à mes anciens voisins du boulevard de Ménilmontant, les architectes Sophie et Vincent Voisin. J'avais alors composé pour lui une musique "viennoise" pour la Mairie de Vitry, un film réalisé par Dominique Gros avec les vitraux d'Adami. C'est lui qui s'est chargé de l'ingénierie multimédia du Musée. Il me fait rêver en me racontant les dispositifs sonores qu'il a mis en place un peu partout, comme à la Gaîté Lyrique, reliant système midi ou PureData au reste des installations (son, lumière, mais aussi ascenseurs, etc.) ou préparant des systèmes de diffusion sonores à plusieurs dizaines de haut-parleurs indépendants. La rencontre qui me touche le plus, et l'on comprendra vite pourquoi, est celle de Madeleine Leclair, responsable de l'unité patrimoniale des collections d'instruments de musique du Quai. Nous évoquons le peu de cas que les musées font de leur environnement sonore, et j'exprime le désir de venir "écouter" les instruments qu'elle a réunis dans le cylindre à plusieurs étages et qui me font baver d'envie. Ce sera la meilleure nouvelle de ma journée !
En partant, je passe par la librairie du Palais de Tokyo qui propose toujours des livres et des dvd susceptibles de m'intéresser. Je tombe une énième fois sur le livre d'Élisabeth Couturier, Le design hier, aujourd'hui, demain, mode d'emploi, remarquable par sa couverture puisqu'elle est illustrée par notre Nabaztag. À côté, trône un autre bouquin du même auteur, L'art contemporain, mode d'emploi. Les deux ouvrages semblent passionnants. Je craque pour l'un et pour l'autre, lorsque je m'aperçois que la couverture du second est cette fois illustrée par N.Y. 06:00 AM de Franck Scurti. Or j'ai moi-même composé une courte séquence d'une minute pour cette sculpture présentée au Centre Pompidou. J'avais reçu cinq commandes du Service Pédagogique du Centre. Les quatre autres œuvres étaient Deux vols d'oiseaux de Calder, Le manteau d'Étienne Martin, La mariée de Nikki de Saint-Phalle et Ice bag d'Oldenburg. Chaque composition musicale devait durer une minute pile et évoquer l'œuvre dans son histoire, sa matière et son propos, la réfléchir. Même si ce n'est pas ma préférée, je ne peux pas résister au plaisir de vous livrer, pour une fois, le son de l'image : N.Y. 06:00 AM. Pour l'écouter avec l'image, cachez le lapin avec la main gauche, il accapare toute l'attention :

mercredi 10 janvier 2007

Faut de tout pour faire un monde !


Ce n'est pas parce que l'on fait de la musique brintzingue que l'on n'apprécie pas les tubes qui marchent ou font danser. Ce n'est pas parce que l'on fait du cinéma expérimental que l'on n'aime pas se vautrer devant un gros film d'action hollywoodien ou une bluette à l'eau de rose. À la fin du sublime film de Jean Renoir, La chienne, à Michel Simon avouant "J'ai été marchand d'habits, trimardeur, ivrogne, voleur, et pour commencer... assassin !", Gaillard répond : "... faut de tout pour faire un monde !". C'est vrai dans les deux sens , car pour qu'une société perdure, elle a besoin de ses marges et de ses empêcheurs de tourner en rond. Pourquoi la plupart des spectateurs craignent-ils ce qui dérange et vous oblige à réfléchir ? Et si nous rêvons de changer le monde, ne faut-il pas avant tout nous donner les moyens de transmettre et, au-delà, d'être compréhensibles ?
En discutant avec des amis, je me rends compte à quel point notre univers culturel est un tout petit monde. Ce qui me paraît classique leur semble terriblement moderne. La moindre dissonance musicale stresse tant d'auditeurs qui risquent aussi de prendre la plus élémentaire réflexion cinématographique pour une "prise de tête". Le dogme est là, ancré en nous : la mélodie tient le haut du pavé et un film doit raconter une histoire. À l'aube du XXIème siècle, le XXème n'est toujours pas assimilé. Mes amis sont des personnes cultivées qui sortent au cinéma, vont au spectacle, lisent et regardent peu la télévision. On est donc loin de l'univers de la Star Academy. Pourtant l'art moderne et contemporain représente souvent une agression. Craindrait-on les images critiques du monde dans lequel nous évoluons ? Rechercherait-on, avant tout, à nous distraire pour oublier les tracas de la journée ? Confusion du "nous" et du "on" : nous sommes l'un et l'autre. Combattants fatigués et rêveurs vigilants, au choix, selon les instants. Partout sur le territoire existent pourtant des poches de résistance. La publicité faite à ces marges, dans certains quotidiens comme Le Monde ou Libération, est paradoxalement disproportionnée en regard de notre champ d'action réel. Nos succès sont négligeables si on compare les ventes de nos disques, le nombre d'entrées en salles de cinéma ou la fréquentation de nos spectacles avec ce que consomme régulièrement le grand public. La vitesse de communication s'accroît exponentiellement, mais la distance entre la création et sa réception fait de même. Plus d'un siècle nous sépare. Une énigme.
L'éducation artistique est défaillante. La télévision est de plus en plus rétrograde. Nous vivons dans un monde de plus en plus uniforme malgré les possibilités qu'il offre. Il n'existe aucun accompagnement qui permette de fournir des clefs pour accéder à ce qui interroge. Tout le monde trouve Au clair de la lune exemplaire parce qu'on nous l'a seriné depuis notre tendre enfance. Cocteau disait que le public préfère reconnaître que connaître.
Confusion. Quelle est la place de l'art dans un vieux monde qui joue les jeunots, mais ne convainc plus personne ? Ce n'est pas une question de communication, c'est la nature-même des œuvres qui est en question.