70 Humeurs & opinions - décembre 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 23 décembre 2010

La peur tue le désir


La psychothérapeute jungienne de M. lui tend un petit caillou sur lequel est inscrit le mot "PEUR" et lui demande de le retourner. Sur l'autre face M. lit "DÉSIR".
La peur tue le désir, pas seulement celui qu'inspirerait l'avenir, mais aussi celui de l'instant présent. Par peur de ce qui pourrait advenir mais dont on ignore tout, alors que l'on vit dans la frustration et l'insatisfaction, l'on s'empêcherait de vivre autre chose demain, et aujourd'hui la chose, ça ! Quoi ça, ? Hé bien ça, comme chantaient Jacqueline Maillan et Bourvil pastichant Je t'aime, mon non plus de Serge Gainsbourg.
C'est ainsi que nombreux jeunes adultes sombrent dans l'abstinence sans prendre la mesure de la situation. Autrefois il était courant d'entendre des quadragénaires, particulièrement des femmes, revendiquer ce renoncement. Ces déçu/e/s de la vie étaient souvent des personnes mariées trop tôt ou avec peu d'expériences sexuelles avant la fondation du modèle social du couple. Il est certain que dégagé des tourments du sexe et de l'amour (la confusion peut exceptionnellement sembler ici pertinente) leur vie s'en trouvera simplifiée, mais à quel prix ? Il est si triste de rencontrer des individus qui n'ont d'appétit ni pour manger ni pour faire des galipettes. Cela va souvent de paire. De fesses ou d'yeux. Sans compère ce con perd.
On pourrait évoquer bien d'autres causes pour justifier la perte de la libido. La société de consommation n'arrange pas l'affaire. Combien d'enfants parmi la classe bourgeoise expriment leur "besoin de rien" au moment des cadeaux de Noël ? Ce qui peut paraître sain dans une optique de décroissance s'avère relativement inquiétant si le désir s'efface devant un flou qui n'a rien d'artistique. Les représentations de la sexualité qui s'étalent dans les grandes vitrines ou la petite lucarne formatant le désir participent aussi à la destruction. Les petits couples attendrissants parfois distillent des parfums de mort. Il faut du courage pour combattre l'opulence et le formatage. Savoir ce que l'on veut, ne pas craindre de revoir son système de repères, remettre son titre en jeu, partager ses rêves, sont des conditions sine qua non pour s'accrocher au vecteur qui tend vers le bonheur. Le passage à l'acte exige de combattre sa peur pour que renaisse le désir.

dimanche 12 décembre 2010

Le passé recomposé


Le passé est un produit de l'analyse du présent. Nous recomposons ainsi totalement notre histoire, nous l'appropriant en la réinventant à la lumière des souvenirs qui nous sont suggérés par les traces et par les émotions que nous avons choisi de nous remémorer. Sont relégués dans l'ombre et voués à l'oubli tout ce qu'inconsciemment il ne nous plaît pas de conserver ou ce que les événements nous poussent à laisser de côté.
On connaissait l'importance des photographies dans l'élaboration de la mémoire, les écrits ont le même pouvoir, mais, pratique moins courante, nous y sommes plus rarement confrontés. Parcourant mes archives sonores pour la radio aléatoire et les albums d'inédits que je mets à la disposition des internautes en écoute ou en téléchargement sur le tout nouveau site du Drame je me rends compte à quel point nous sommes conditionnés. D'une part les traces entérinent les événements vécus, d'autre part notre mémoire est volatile. Il faudrait une seconde vie pour se souvenir de la nôtre et notre disque dur interne montre ses limites au fur et à mesure de notre vieillissement et de son encombrement.
Numérisant les archives à tour de bras depuis des semaines je découvre un nombre d'œuvres insoupçonnées dont nous avions tout oublié, probablement parce que le projet n'a jamais abouti ou que nous sommes passés à autre chose. Ainsi je retrouve Phagocytations enregistré en 1987 comme playback pour une pièce collaborative avec le groupe américain Controlled Bleeding qui aurait dû jouer par dessus et envoyer également un playback pour que le Drame fasse de même. Laissé lettre morte. Ou encore Protée, musique de scène composée fin 1989 pour une pièce de théâtre dont les auteurs ont disparu corps et biens sans nous payer. J'avais un vague souvenir d'autres de nos aventures comme Le Dandy des Gadoues avec Frank Royon Le Mée dont Le poil et la plume et Comedia dell'amore 121 étaient jusqu'ici les seuls témoignages de notre collaboration, les premières versions du K et de Jeune fille qui tombe, tombe... avec Michael Lonsdale et Gérard Siracusa cinq ans avant l'album nominé aux Victoires de la Musique avec Richard Bohringer, la version avec Daniel Laloux que je lui préférais, les improvisations avec Colette Magny, Un théâtre de dernier ordre et deux autres longues pièces avec Françoise Achard, mes duos avec Hélène Sage, des morceaux écrits pour la radio, etc.
À côté des enregistrements musicaux et des émissions de radio je retrouve les cassettes de mon répondeur où sont enregistrés des messages de tous mes amis et des personnes avec qui je travaillais. Et là, nouvelle surprise, des pans entiers de ma vie refont surface. La voix est évocatrice. Avec le recul je comprends le moindre accent, la moindre intention cachée derrière des phrases simples. Je réécris en fait une nouvelle version de mon histoire, puisqu'elle ne se raconte qu'en s'appuyant sur ces éléments qui viennent de refaire surface. Cocteau disait "je suis un mensonge qui dit toujours la vérité". Notre mémoire est une falsification, un conte, une construction fictionnelle. On savait déjà que la vérité n'existait pas, que le documentaire était une création aussi manipulatrice que la fiction, que l'Histoire était écrite par les vainqueurs, voilà que je comprends que le passé n'existe que dans le mythe que nous inventons chaque jour sans le plus souvent nous en apercevoir. En exhumant les archives, les cadavres ressortent du placard, enjolivés, nettoyés, blanchis comme les morts que les Vietnamiens changent de sépulture après une année de deuil et dont ils font la toilette avant de les enterrer dans leur dernière demeure.
Puisque rien n'est certain et le futur moins que le reste, je m'inventerai le passé qu'il me plaira, sans autre mensonge que celui de mon inconscient, simplement en faisant le tri entre le bon grain et l'ivraie, choisissant tantôt l'un tantôt l'autre au gré de ma fantaisie et des traces que je continuerai de relever en explorateur du quotidien.

dimanche 5 décembre 2010

Comète 347, le petit chat est mort


" Le chat est mort ". C'est ainsi que Michael annonce l'incendie qui a ravagé la Comète 347 vendredi après-midi. Dans L'école des femmes Arnolphe répondait à Agnès : " C'est dommage; mais quoi ! Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi..." Justement pas. Le squat qui accueillait maint spectacle inventif respirait le partage et la solidarité, un îlot d'utopie en plein Paris. " La cause est inconnue ", mais la bataille pour le relogement de l'équipe dont l'expulsion était imminente sentait le roussi. Je ne peux pas m'empêcher d'avoir une pensée sombre pour les incendies qui arrivent à pic aux endroits où les promoteurs rêvent d'édifier du neuf. On invoque la vétusté des lieux ou le mégot mal éteint qui embrase la forêt. N'empêche que les terrains y deviennent bizarrement constructibles. Au 45 rue du faubourg du Temple, il n'y a pas eu mort d'homme, oui mais le chat. C'est trop triste. Vingt ans de travail et d'archives sont partis en fumée avec le matériel. Pendant la guerre, l'ancienne usine avait fabriqué des boutons pour les uniformes nazis, puis elle s'était transformée en dépotoir de produits chimiques à l'abandon. Les animateurs de la Comète 347 avaient eux-mêmes décontaminé les lieux il y a quatre ans. Frank Vigroux m'y avait invité pour des soirées D'autres Cordes, j'y avais joué plus tard les Somnambules avec Nicolas Clauss. La fosse escarpée avec la scène en contrebas était un point de vue original. En haut, le mobilier dépareillé au milieu de sculptures éphémères donnait une tonalité chaude au capharnaüm. L'ambiance de l'atelier devait beaucoup à ses animateurs, des Robinson Crusoé du XXIe siècle qui avaient choisi de faire se rencontrer tous les arts sur leur île. Pendant que j'écris, Scotch regarde le feu dans l'âtre. Il y a toutes sortes de flammes. Aujourd'hui les chats sont en deuil.

Photo : Marie P., juillet 2009

mercredi 1 décembre 2010

La confusion est-elle intentionnelle ?


À une époque où le storytelling règne sur tous les médias confondus, où la guerre a pris d'autres formes que les affrontements directs sur le terrain, les révélations de Wikileaks pourraient servir d'autres propos que la dénonciation de la diplomatie américaine comme le site de Julian Assange le prétend ou l'espère. Lorsque la situation est trouble, il reste toujours à se poser la question d'à qui profite le crime. Les noms d'oiseaux dont se trouvent affublés les marionnettes qui dirigent les quelques états évoqués ne sont qu'un écran de fumée. Aucun fait n'est révélé qui ne soit connu par le pouvoir étatsunien, ils sont seulement portés à la connaissance d'un plus grand nombre. L'Iran n'a pas d'autre choix que de dénoncer la manipulation qui justifierait l'attaque dont il risque de faire l'objet. La Serbie est bien placée pour connaître de quoi sont capables les USA. Je ne défends évidemment aucun de ces deux régimes. Nous sommes en face d'un délire planétaire qui ne date pas d'hier. La guerre est un fléau qui a ses raisons d'être. Il me semble ainsi que les dernières révélations de Wikileaks mettent plus en danger l'Iran que quiconque, à moins qu'il ne s'agisse de déboulonner Obama dont le mandat tiède est bien la catastrophe prévisible. Le site qui se veut de ressource et d'analyse politique et sociétale n'est qu'un cousin du Canard Enchaîné qui publie ce que les autres médias n'oseraient faire de crainte, par exemple, qu'on leur coupe le fil d'informations. Pour un journaliste furieux qu'on le censure, pour un politique désireux de dégommer insidieusement un concurrent, ces publications sont le dernier recours. On sait que le Canard a perdu son principal informateur quand notre président de la république actuel a été élu. Son principal opposant, du même côté de l'hémicycle que lui, est probablement à l'origine des affaires qui le mettent à son tour aujourd'hui en difficulté.
La guerre est médiatique lorsqu'elle s'exerce dans les pays riches. Elle n'est sanglante que dans ceux à qui ces états vendent les armes qu'ils fabriquent. Si nous arrêtions d'en produire le carnage ne pourrait se perpétuer. Les petits gangsters que le pouvoir met en prison ne pourraient non plus jouer de leurs armes à feu. Lorsque je vivais en appartement, je m'étais rendu compte qu'en coupant les griffes de mes chats ils ne se battaient presque plus. Mais ici il s'agit de l'opinion publique. On sortira Dieu des archives pour marcher de part et d'autre derrière son étendard. On fait trembler l'Europe à l'idée de recevoir une ogive nucléaire lancée depuis Téhéran. Il n'y a pas de guerre sans que les populations les cautionnent. Wikileaks publie ce qu'on lui envoie sous le sceau du secret. Les 250 000 dépêches sont probablement (presque) toutes authentiques. Mais cette fois elles servent peut-être d'autres intérêts que les documents sur la guerre en Irak. C'est de bonne guerre, diront les plus cyniques.
Les moyens d'analyse sont faussés par des concepts périmés, je pense par exemple à l'opposition gauche-droite, à celle de la dictature et de la démocratie, aux théories du complot ou à la foi, ce qui ne facilite pas l'émergence de propositions concrètes et constructives. L'exploitation de l'homme par l'homme reste une constante, mais la plupart des individus n'ont pas conscience de leurs failles et de leurs déviances. Je me fais régulièrement incendier lorsque j'avance la misogynie de notre société, tous sexes mêlés, parce qu'aucun de mes détracteurs ne s'estiment visés, alors que je ne me mets pas moi-même en marge de cette problématique. Comme jadis personne n'était raciste, mais etc. Nombreuses et nombreux parmi nous prétendent vouloir sauver la planète de la destruction, mais les décisions seraient tellement impopulaires qu'on risquerait le bûcher à réfléchir tout haut à quelques débuts de solutions. Nous vivons sur un terreau d'absurdités qui nous explose à la figure. De la démographie galopante à la course au profit il n'y a pas de place pour le partage et une écologie des relations humaines sans prendre conscience de l'existence et du rôle des autres espèces. La confusion est totale. Sur les six milliards d'humains et les milliards de milliards d'êtres qui peuplent la Terre elle ne sert qu'un tout petit nombre de privilégiés dont nous faisons tous partie à des degrés divers. Si mes propos paraissent confus, entendre que le complot existe mais que nous en sommes les auteurs.