Depuis quelques temps la question de la mort est réapparue au moment de m'endormir ou parfois au réveil. Question sans réponse que Charles Ives accompagne tandis que je louvoie. L'angoisse n'a que peu d'intérêt tant la peur de mourir oblitère le temps de vivre. S'y complaire c'est lâcher la proie pour l'ombre. La plongée dans l'abîme est peine perdue. Chaque mort qui survient me rappelle que je suis vivant ; lorsque les mauvaises nouvelles s'éteindront c'est que mon tour sera venu ; j'en arrive à souhaiter en connaître d'innombrables.
Ayant longtemps dit que je préférais l'enterrement à l'incinération, je me rends compte que cela n'affectera que celles et ceux qui me survivront. À moi peu me chaut. Je ne suis sûr de rien, mais certain que les versions en vigueur chez les croyants ne tiennent pas la route. Le calcul de probabilité ne joue pas en leur faveur. Si je ne crois pas, je ne sais pas non plus. Accepter l'inconnu comme conceptualiser l'infini, plus ou moins, tendrement, tendre vers plus ou moins l'infini. Les mathématiques sont d'une aide précieuse.


Lorsque je sens monter le vertige de l'inconnu je m'imagine illico à Sarajevo fin 1993. C'est dans la ville assiégée que j'ai résolu mon problème avec la mort, c'est du moins ce que je feins de croire. En quelques secondes mon cœur reprend un rythme régulier et le calme le dessus. Je me souviens. On pouvait mourir à n'importe quel instant. Il suffisait que l'obus tombe ici plutôt que là. En me projetant dans le passé j'entends qu'aucun obus ne vient s'abattre où je suis, ici, maintenant. Mon heure n'a pas sonné. Il est trop tôt pour s'inquiéter et si je vis assez vieux j'espère m'en aller tranquillement, rassasié. La mort fait obstacle à ma curiosité, cet appétit de vivre et d'apprendre, une boulimie suspecte qui brûle les stops et confond l'utile et le vain dans l'accumulation.
Aux jeunes gens je répète qu'il est trop tôt pour s'en inquiéter. Encore qu'avec les vieux ils sont les seuls à traverser la rue sans regarder. Les uns ont fini par s'en fiche, les autres n'en ont pas encore conscience. Sauf accident ce n'est pas dans l'ordre des choses. La mort est parfois injuste lorsqu'elle est prématurée ou douloureuse, mais toutes et tous sont égaux devant elle. J'espère que l'on meure lorsque l'on en a marre de vivre. L'angoisse qui montre le bout de son nez vient peut-être des rares moments où je suis fatigué. Comme des signes avant-coureurs. Quand mon corps se relâche et que je n'ai plus envie de penser. La course contre la montre, entendre qu'on la montre, ne mène nulle part, ici ou ailleurs. Et le spectre de se fondre dans les mots.