70 Humeurs & opinions - décembre 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 16 décembre 2011

Abracadabra


Les machines sont capricieuses dès lors qu'on leur rajoute un petit accessoire numérique. Le moindre ravalement de façade et elles refusent d'avancer ou de perpétuer leurs habitudes. Les vrais plantages sont devenus rares, mais les mises à jour font souvent régresser les usages. Il n'y a qu'à essayer l'application Final Cut pour constater l'absurdité et l'inanité de sa nouvelle version, sorte d'iMovie inutilisable par un professionnel.
J'étais donc en train de plancher piteusement sur la Mascarade Machine inventée avec Antoine Schmitt, pendant que mon camarade qui l'avait programmée courait le monde avec ses installations oscillant entre science-fiction et génétique virtuelle. Antoine tissait une toile reliant quelques points chauds de la planète : Pixel noir à Shenzhen (Chine) et au Cube, City Sleep Light à la Fête des Lumières à Lyon, Façade Life à Vancouver (Canada), Nabaz'mob à Tallinn (Estonie) et Beauvais, Time Slip à Ljubljiana (Slovénie), Le grand générique à la Fiac, Still Living à Karlsruhe (Allemagne), ou collaborant à Nous autres ? dans les Cévennes...
Rassuré par ces bonnes nouvelles à l'occasion de son demi-siècle, je pestais néanmoins contre le clavier qui ne répondait plus à mes exhortations, l'image de ma frimousse et de mes mains restant figée sur des ectoplasmes d'à plat blanc. Aussitôt à pied d'œuvre, Antoine régla son compte à la machine en deux coups de cuiller à pot. Une mise à jour de Processing et quelques lignes de code plus tard, je pouvais à nouveau transformer le flux radiophonique en mélodie par d'élégants mouvements de passe-passe captés par la webcam intégrée. Mes prochaines prestations scéniques faisant toutes appel à cet instrument qui tient du Theremin pour l'interface et de la boîte d'effets pour le traitement acoustique, je peux transformer un signal audio comme la radio ou la télé en temps réel ou m'attaquer à une radiophonie, "mash-up" freestyle ou "plunderphonics" avant la lettre, soit ici le montage de très courts extraits radiophoniques de 1981 faisant surgir le paysage social au-dessus du paysage sonore. La théorie de R. Murray Schafer couplée au matérialisme historique !

mercredi 14 décembre 2011

Tardives


Les pieds de tomates s'écroulant sur eux-mêmes je me suis résolu à les arracher, mais, avant, j'ai cueilli tout ce qui était encore accroché. J'ai rempli un bol de tomates cerises vertes en pensant en faire un chutney comme l'an passé, sauf que j'ai laissé traîner le récipient sur le bar, affairé à d'autres besognes plus urgentes comme la rédaction de ce blog (!), la mise en sons de la montgolfière des Éditions Volumiques avec Sacha Gattino, le dépôt de la musique du film de Pierre Oscar Lévy composée avec Antonin-Tri Hoang et Vincent Segal, l'écriture de morceaux pour El Strøm, le texte pour le concours du Mucem, la numérisation du concert d'Odeia, le remplacement de la gaine de la cheminée, etc. Les petits fruits ont mûri au soleil qui traversait les vitres sans que je m'en aperçoive et je déguste ainsi la fin de ma production potagère à mi-décembre ! Quand on vous dit qu'il n'y a plus de saison, que la planète se réchauffe et qu'il n'y a pas que des mauvaises nouvelles, il faut le croire. Se faire de petits plaisirs de temps en temps aide à faire passer la pilule de la crise qui n'en est encore qu'à ses balbutiements alors que la majorité de la population fait comme si de rien n'était, abrutie par tant de mensonges médiatisés, lâche devant l'ampleur de la tâche, désespérante par son aveuglement à ne pas voir la catastrophe qui se profile, intégristes de tous bords de plus en plus vindicatifs, appels au meurtre, lois iniques, arrogance des puissants, destruction systématique des ressources tant culturelles que matérielles, misère aux proportions inimaginables, tout ce qu'il faut pour préparer une bonne guerre ou une révolution en chemises brunes, histoire de canaliser les désespoirs et de faire le ménage démographique, avant reconstruction éventuelle, excellente affaire si les profiteurs et les marchands de canons n'oubliaient les effets de bord qui atteindront leurs propres enfants. Ouf ! Passé cette petite alerte paranoïaque, je vais laisser fondre le sucre des petites tomates contre mon palais, princier !

lundi 5 décembre 2011

À notre place


Un artiste peut-il éviter de se poser la question de ses origines, entendre ici culturelles ? En 2007, pour le magazine Poptronics, j'avais développé le discours de la méthode qui m'est cher pour réaliser un pop'lab intitulé L'étincelle. Illustré et sonorisé, il préfigurait en cela mon roman La corde à linge récemment paru sur publie.net.

Discutant toujours avec le même ami journaliste, interlocuteur privilégié de Après le disque, ma lettre à la presse papier, et de mon article La presse jazz enterre son avenir, je m'interrogeai une fois de plus sur le rôle de la presse, ses responsabilités et ses démissions. Qu'elle soit spécialisée, ici musicale, ou généraliste dans ses pages culture, elle sert le plus souvent de vecteur de promotion à l'industrie culturelle américaine, ou, plus largement, anglo-saxonne. Les colonisés qui jouent du jazz comme à New York ou du rock comme à Londres se retrouvent parfaitement dans cette collaboration inconsciente qui encense leurs idoles, porte-drapeau de l'envahisseur. Mais qu'en est-il des artistes qui cherchent leur voix en composant avec toutes les influences subies, autant celles de leurs amours de jeunesse (comment aurions-nous pu échapper aux vagues du jazz, du rock, du rap ou de la techno ?) que de plus profondes, qui nous enracinent dans nos terroirs, ou matures, qui nous font nous interroger sur celles-ci ?

La chanson française ou les musiques classique et contemporaine n'ont-elles pas pour moi autant d'importance que les rythmes adoptés outre-atlantique ? Ils furent en effet importés directement d'Afrique, parfois avec escale aux Antilles ou en Amérique du Sud, et non issus de leurs propres terroirs, génocide indien oblige. Les esclaves ont payé leur tribut au nouveau monde. L'impérialisme culturel américain, un terme qui fait sans doute vieux jeu alors qu'il reflète plus que jamais la réalité, a annexé cet apport noir pour mieux conquérir le reste du monde. Je pense à ces bataillons "de couleur" qui ne se mélangeaient pas aux blancs pendant la seconde guerre mondiale. Car le jazz est arrivé en Europe avec l'armée de libération, en 1917 d'abord, en 44 ensuite, rapidement devenue d'occupation. Le swing s'est installé à grand renfort de dollars, ce qui n'enlève rien à ses qualités artistiques, mais fait regretter que ce soit au détriment des autres styles en vigueur. L'anglais, ici comme ailleurs, est devenu un nouvel espéranto.

Loin de moi l'idée de quelque protectionnisme comme il est pratiqué aux États Unis à l'égard de ce qui vient de l'extérieur, mais le besoin d'affirmer la part européenne, française ou parisienne qui est la mienne, comme celle de ma culture juive, pourquoi pas, tant que cela reste culturel et n'empiète pas sur la séparation de l'église et de l'État. Les Européens, qu'ils composent de la musique populaire, entre autres des chansons, ou de la musique savante (que nous serions tentés d'appeler impopulaire !), doivent autant à Vienne qu'à Berlin, à Rome qu'à Barcelone, à Paris qu'à Lisbonne. Si Zappa, Cage, Ives, Ayler, Miles ou les Beatles ont pu m'influencer, ne suis-je également l'héritier de Berlioz, Debussy, Satie, Poulenc, Varèse, Kosma, Ferré ou Gainsbourg ? Mais aussi de Bach et Schönberg, Verdi et Granados, Weill et Rota... D'autres camarades pourraient tout aussi bien revendiquer les influences d'Afrique du nord ou d'Afrique centrale, des Antilles ou de certaines régions d'Asie, de la Corse ou de La Bretagne, tant l'hexagone est constitué d'une mozaïque de cultures, traces coloniales, invasions assimilées, diversité intégrée. Or nos revues musicales n'ont d'oreille que pour ce qui se décline en anglais, essentiellement soutenu par l'industrie culturelle américaine. On me fait remarquer que les petits Français ont leur place dans leurs colonnes, mais ce ne sont que des strapontins (si ma référence n'était pas sévèrement connotée j'ajouterais que leur infiltration tient de la cinquième colonne). Face au pouvoir hégémonique de l'Amérique, n'est-ce pas légitime de chercher à réfléchir sincèrement le paysage musical français et européen ? Les revues en question se trompent-elles de fonction ou manquent-elles d'ambition ?

Le rôle de la presse est d'orienter le débat, de lancer des courants, de forcer la main des paresseux, d'ouvrir les oreilles de plus en plus formatées. En 1920, Henri Collet lança le Groupe des Six qui n'avaient pourtant pas grand chose de commun. En 1957, en nommant La Nouvelle Vague, Françoise Giroud dans L'Express rassemblait de jeunes cinéastes qui ne se ressemblaient guère. Je ne sais pas qui a baptisé la French Touch, mais combien de jeunes musiciens se sont enfoncés dans cette brèche et ont profité de l'aubaine ? La presse ne peut se contenter de compter les points ou, pire, d'en donner. Elle doit prendre parti, générer des mouvements, s'investir dans l'action. La chanson française est animée de sursauts, les musiques improvisées issues des nouvelles traditions européennes ont généré quantité de ramifications, les musiques traditionnelles sont en perpétuelle révolution, les contemporains réexploitent enfin leurs origines au lieu de se fondre dans le même moule, mais les journalistes tardent à comprendre les enjeux dont ils sont les rapporteurs auprès du grand public à défaut d'en être les initiateurs.

Alors que l'on nous imposait de gré ou de force une constitution européenne basée uniquement sur les échanges marchands, ne devrait-on pas développer une Europe des cultures ? Du solide, en comparaison des tours de passe-passe financiers. De l'amitié entre les peuples, pour de vrai. Au menu, hors d'œuvres à volonté, spécialités locales, plateau de fromages et farandole des desserts ! Il n'est jamais trop tard pour se ressaisir, regarder ce qui se trame autour de soi pour composer sans ségrégation avec ce qui nous est envoyé par-dessus l'océan. Que l'on désire danser ou écouter dans le recueillement, nous avons le choix. Arrêtons de prendre sans cesse les États Unis pour modèle avant qu'ils ne s'écroulent, ou soutenons leurs résistances, aussi boycottées que les nôtres. À nous de jouer !

Photo origine inconnue