70 Humeurs & opinions - juin 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 11 juin 2014

Appartement témoin


Les murs témoignent comme les miroirs réfléchissent. Nous renvoyant au passé ils interrogent l'avenir. Que restera-t-il de nous après les grands bouleversements ? Je me souviens de Bagnolet dans les années 70 avec le bidon-ville près du Périphérique, un des chocs de ma vie. Certains de mes voisins n'ont pas bougé de leur petit pavillon ouvrier depuis près de 90 ans. Régulièrement je déplie La pelle mécanique ou la mutation d'une ville de Jörg Müller. Ses illustrations révèlent de drôles de perspectives. Les quartiers changent au rythme des révolutions de palais. S'y inscrivent apparitions et disparitions. Hop, hop, passez muscade ! Les urbanistes ont trop souvent obéi aux lubies des politiques. Le périmètre classé pour cause de proximité avec une église sans caractère interdit la fantaisie architecturale. Comme si l'on pouvait faire plus moche que le bâti existant ! On raconte que, détournée de son lit, la rivière de la Dhuys fut recouverte et asséchée. Les puits de la rue dont certains campent au milieu du salon, ne sont plus utilisés alors que leur eau provenant d'une nappe phréatique permettrait par exemple d'arroser les jardins. En regardant l'affiche je sens les odeurs sucrées et rances des vieux appartements. À deux pas sont parqués des Roms de Montreuil dans des sortes de containers qui ressemblent à des postes électriques. Dans quel monde vit-on ? Quand vient l'été les fenêtres s'ouvrent et l'appartement-témoin livre parcimonieusement ses secrets comme une maison de poupées à laquelle on n'a pas le droit de toucher. Juste regarder. Dans les petits fascicules de bande dessinée vendus dans le métro de mon enfance la réclame vantait les lunettes infra-rouges. Tout était évidemment dans la tête. Pour voir il faut souvent déployer des trésors d'imagination..

mardi 10 juin 2014

Double CD du nouvel ONJ


Après la cure de jouvence du précédent Orchestre National de Jazz effectuée par Daniel Yvinec et la levée de boucliers des habituels intégristes la présentation des dix musiciens passés au crible par le guitariste Olivier Benoit, son nouveau directeur, avait aiguisé notre curiosité. Pour souligner qu'il n'y a cette fois pas que des jeunes on dira que l'ensemble est intergénérationnel. La rythmique d'enfer est assurée par deux anciens, le bassiste Bruno Chevillon qui double aussi à la direction artistique et le batteur Éric Échampard. La jeunesse est toute relative, mais on considérera qu'elle sied au clarinettiste Jean Dousteyssier et au saxophoniste Hugues Mayot, au trompettiste Fabrice Martinez et au trombone Fidel Fourneyron, au claviériste Paul Brousseau et au violoniste Théo Ceccaldi. La pianiste Sophie Agnel et la saxophoniste Alexandra Grimal sont les seules filles, une de plus que la fois passée ; à ce rythme on aura un orchestre intégralement féminin en 2054 !
D'emblée le son d'ensemble est excitant, pêchu et varié. Les ayatollahs en mal de swing à la papa vérifieront évidemment leurs craintes. Olivier Benoit et ses dix camarades font partie de ces affranchis qui se sont débarrassés des étiquettes cloisonnantes pour s'intéresser à toutes les musiques, du moment qu'elles leur excitent les méninges et les agitent physiquement. Le nouvel Orchestre National de Jazz réfléchit l'éventail des musiques contemporaines, du jazz (il y en a aussi) au rock, du minimalisme répétitif aux ircameries les plus digestes, de l'écriture instantanée aux formes préalablement fixées. L'improvisation et la liberté individuelle qui manquaient un peu dans sa précédente mouture refont surface, mais on n'évite pas les mouvements du rock progressif où tous et toutes marchent comme un seul homme et s'arrêtent pile sur la ligne d'arrivée.


À vouloir tout marier, la musique finit néanmoins par faire bouillir une cocotte où les formes les plus diverses fusionnent au détriment des ingrédients séparés. Des choix plus tranchés permettraient de mieux identifier les intentions et les enjeux. Cette cuisine trop riche convient évidemment parfaitement à nos plats nationaux. Autre question, le sujet "capitale", ici Paris et ses merveilleuses architectures est peu identifiable. Les futurs voyages annoncés vers d'autres capitales européennes permettront certainement de préciser les lignes en assumant plus franchement les idées dramatiques et musicales, interrogeant les différentes cultures dont nous sommes pétris. La profusion de timbres ne nous transforme pas pour autant en autistes philatélistes, car l'énergie communicative de cette formidable machine humaine nous transporte. Ce très beau double album (ONJAZZ Records, dist. L'autre distribution) laisse présager des concerts excitants dont les premières auront lieu les 26 et 27 juin au Carreau du Temple à Paris.

jeudi 5 juin 2014

Il n'est jamais trop tard pour se révolter


À 82 ans Jean-Claude n'a perdu ni sa colère ni son humour. Il a placardé sa critique de notre démocratie totalitaire sur la porte de son camion avec lequel il sillonne les Bouches-du-Rhône. À La Ciotat c'était la première année qu'il n'y avait ni défilé du 1er mai ni autocar pour Marseille. Ils se sont réunis à sept sur le port pour fêter cela malgré l'apathie environnante. Militant communiste qui n'a pas baissé sa jeune garde, il a écrit "Élections européennes - Avec le traité de Lisbonne ils ont bafoué les NON (à la Constitution Européenne) des Français et des Néerlandais. Ils ont fait revoter 3 fois les Irlandais dont les deux premiers votes ne leur plaisaient pas ! Je ne m'abstiens pas... Je boycotte ! C'est ma façon de dire NON au IVème Reich." Cela ne l'empêche pas de regarder chaque soir le Journal de 20 heures qu'il appelle "la désinformation". La relève est bien timide. La plupart des jeunes gens se sont laissés avaler par la religion du Marché, leur petit confort, aussi pitoyable soit-il, est une sécurité, un rempart contre la liberté de penser et d'agir selon ses convictions. Ils ont oublié les leçons de l'Histoire. Les anciens sont pourtant là pour la leur raconter ou leur rappeler... Lorsque l'on est jeune il faut savoir capter leur héritage, mais les vieux à leur tour doivent apprendre de la jeunesse, surtout lorsqu'elle se rebelle et s'interroge. Il n'y a de salut que dans l'échange.

mardi 3 juin 2014

Trois livres indispensables de Roland Gori


En faisant une analyse psychanalytique de notre société Roland Gori pointe l'absurdité des comportements humains au delà du jeu politique anecdotique qui occupe la majorité de la population manipulée par les médias à la solde du pouvoir, plus ou moins inconsciemment chez les uns ou les autres. Partageant mes interrogations sur le sujet, Anne et Luc m'ont indiqué les trois derniers livres de ce professeur émérite de psychopathologie clinique à l'Université d'Aix-Marseille, à l'origine de l'Appel des Appels. Son style direct évite consciencieusement le discours universitaire, soit délayer sur trois cents pages ce qui peut s'énoncer clairement en vingt ! La lecture de ces trois ouvrages m'a tant emballé que je les recommande instamment à tous les camarades qui souhaitent comprendre pourquoi et comment on en est arrivés là, cette pseudo-démocratie où les critères d'évaluation systématique ont normalisé les pensées au seul profit du Marché.
Dans La dignité de penser (Babel, 2011), Roland Gori fustige l'hégémonie de l'anglais qui assassine les cultures minoritaires en faisant disparaître leurs langues. Face à nos démocraties totalitaires les langages spécifiques permettent pourtant de penser autrement. La civilisation numérique vide les idées de leur sens en posant ses équations prétendument universelles. La "religion du Marché" chère à P.P.Pasolini s'est transformée en culte de l'Internêtre.
Avec La fabrique des imposteurs (Les Liens qui Libèrent, 2013) Gori creuse les raisons et logiques de la bureaucratie d'expertise, pointant l'aliénation de l'homme numérique, du postmodernisme et du risque d'une nouvelle tyrannie bien plus dangereuse que le bourrage de mou dont le FN est l'objet. Sous la norme l'évaluation néolibérale n'envahit pas seulement notre temps de travail, mais aussi nos loisirs et, pire, nos rêves. Même notre sommeil subit cette imposture. Les imposteurs sont les premières victimes du système qui les a engendrés puisqu'ils se glissent dans les clous pour jouir de leur pouvoir frelaté. Mais si nous sommes tous des personnalités "as if" devant nos ordinateurs connectés, la désidération exige que nous détournions la norme par la création...
Il est évidemment réducteur de résumer ici des pages où chaque mot conte. Car Gori oppose le récit à l'information, comme l'exclusion de jadis à la séquestration généralisée d'aujourd'hui. Ce n'est pas un hasard si l'auteur est psychanalyste comme Slavoj Žižek, cet autre penseur qui utilise nos pratiques et croyances quotidiennes pour critiquer le système totalement immoral du capitalisme financier. On voudrait nous faire croire, comme Margareth Thatcher et son TINA (There Is No Alternative) qu'il n'y a pas d'autre solution. Voyez le résultat dans la cité !
Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? (LLL, 2013) évoque la mutation de l'homme numérique. Les thérapies comportementalistes, dont le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) est la bible, sont directement issues des pratiques qu'engendrent les nouvelles technologies. "L'idéologie technique et médicale légitime le discrédit et le déclin d'un savoir narratif clinique au profit d'une nomenclature procédurale et opérationnelle, statistique et gestionnaire." Entre les lignes on comprendra que le discours politique n'a que peu d'impact sur l'opinion publique, d'autant que l'humeur s'y est substituée. Voir la dérive des commentaires sous les articles de n'importe quel blog. À lâcher la proie de la liberté pour l'ombre de la sécurité, la déshumanisation du monde "privilégie l'information par rapport à la parole, le forum par rapport à l'échange interpersonnel, l'anonymat par rapport à la singularité, la consommation par rapport à la réflexion, le court terme par rapport à l'histoire, l'émotion par rapport au désir, la dépendance par rapport à la liberté, le bonheur par rapport au rêve collectif", et ce faisant, saborde les acquis démocratiques basés sur l'égalité entre tous. Cet ouvrage est le plus explicitement inscrit dans le champ de la psychanalyse. En prônant "la liberté de désirer en vain" par laquelle Lacan évoque la question des droits de l'homme, Roland Gori tente une sorte de théorie unifiée, à l'image de celle qui unit la relativité générale et la mécanique quantique, où l'individu et la société procèdent des mêmes démarches dans leur subordination ou leur recherche d'affranchissement.