Aux auteurs des paroles des chansons du formidable disque Chroniques de résistance, son producteur Jean Rochard demande "Pour un artiste, que peux signifier le mot résistance aujourd'hui ?". Sur son excellent blog, dit le Glob, sont également publiés les témoignages de Serge Utgé Royo et Sylvain Girault. Le mien s'intitule L'essence, le sang et le sens :

Aucun artiste digne de ce nom ne peut accepter la loi sans l'interroger. Ce devoir n'est jamais un choix, mais une nécessité. De la société qui l'a engendré à la cellule familiale qui s'en est fait le relais, toutes entretiennent des tabous et des conventions qui sont autant de fondations névrotiques façonnant les individus pour qu'ils se conforment aux modèles fantasmatiques que semblent exiger l'ordre et la morale. Au monde inacceptable que le monstre social et politique à la solde d'intérêts économiques de quelques-uns engendre, les rebelles n'ont d'autre issue que d'en créer de nouveaux. Solidaires et organisés, conscients des dérives que le pouvoir impose par ses lois iniques et criminelles, certains choisissent l'insurrection. D'autres, trop sensibles et viscéralement souffrant de ce que l'absurdité leur impose, n'ont d'autre choix que de se réfugier dans des mondes intérieurs que leur imagination fertile fait naître et parfois exploser aux yeux et aux oreilles de leurs contemporains. Les deux ne sont pas incompatibles, même s'ils ne peuvent s'exprimer qu'en alternance : on peut à la fois agir au sein d'un mouvement d'ensemble et révéler son intime potentiel poétique. Il est probable que sans accès à une expression artistique l'homo artifex, incapable de taire ses pulsions rebelles ou de les dissimuler dans la clandestinité, aurait été poussé à des actions qui l'auraient entraîné vers l'internement ou la mort. Or l'art exprime avant tout le combat désespéré de la vie contre tout ce qui nous tue à petit feu depuis notre naissance.

Face aux dérives inacceptables imposées à la grande majorité des populations par quelques nantis cyniques et des fous suicidaires que le pouvoir a su rendre paranoïaques, face à l'exploitation de l'homme par l'homme et à l'appropriation de la totalité de la planète par cette caste manipulatrice, face à l'oppression quelle que soit sa forme, chaque individu a le devoir de se révolter. L'artiste résiste de manière subtile en usant de techniques circonlocutoires. Au lieu de viser le centre, il tourne autour. Appelons cela des révolutions. Cet art poétique est plus précis qu'aucune science prétendue exacte. Il est indémodable. Aucune date de péremption n’oblitère son objet, il est millésimé. Il peut prendre n'importe quelle forme, pourvu qu'on y reconnaisse la nécessité, car certains s'amusent hélas sans arrière-pensée. Il fait fi des modes qui ne sont que l'œuvre des marchands. Brecht affirmait qu'il n'existait ni forme ancienne, ni forme nouvelle, mais seulement la forme appropriée. Cocteau pensait que toute œuvre est une morale. À l'absurdité du monde, l'artiste répond par l'absurde. Plutôt que résister qui définit une réaction d'opposition l'artiste préférera le verbe créer qui se conjugue à tous les temps.

Aujourd'hui comme hier chaque individu a le devoir de s'opposer à ce qui se joue en sous-main, la mise en coupe réglée de la planète au détriment des peuples, de leurs différences et de tout ce qu'ils ont en commun, mais qu'ils combattent le plus souvent, confinés dans l'ignorance, montés les uns contre les autres. Si l'intelligence ne suffit pas à enrayer l'entropie, ils en viendront à retourner les armes contre leurs bourreaux. Les artistes, soutenus par leurs chants et leur enthousiasme, participeront aux barricades. On bricole comme on peut. Beaucoup mourront. Tout le monde meurt un jour. Si l'on peut vivre debout, on peut aussi mourir debout. La peur est mauvaise conseillère. L'artiste ne craint qu'une chose, que la mort survienne avant qu'il ait fini son œuvre. Or celle-ci ne lui appartient plus dès lors qu'il la livre à la communauté. Par là même, l'inachevé reste une constante incontournable, car seule l'interprétation de chacune et chacun confère à l'œuvre son statut définitif.

En conclusion à ce petit texte qui rend hommage aux résistants de toutes les époques et tous les continents, saluons les artistes qui ne désarment jamais, développant sans cesse de nouvelles utopies qui nous permettront peut-être de vivre un jour en harmonie les uns avec les autres et en accord avec le reste des espèces de la planète.