70 Humeurs & opinions - mars 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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dimanche 20 mars 2016

Politique de proximité


Au Tenori-on, avec Antonin Tri Hoang au sax alto en ouverture de la soirée de soutien au Collectif Baras vendredi soir à Bagnolet. Suivirent Blick Bassy, Etienne et Léo Brunet, Nanda la Gabona, Jah Nool Farafina, Dié... La fête, très réussie, draine un public varié, laissant espérer que la solidarité avec ces anciens travailleurs de Libye chassés par la guerre entreprise par la France porte ses fruits... Considérés par l'État français comme des sans-papiers, ils sont corvéables à merci, exploités, et vivent dans des conditions précaires inacceptables...
Photo © Corinne Dardé

vendredi 18 mars 2016

Et même, si je pouvais me tourner les pouces...


Avant-hier j'écrivais Quand je ne fais rien... en publiant ma newsletter de mars relatant tout ce qui était sur les rails et me laissait enfin libre de mon temps. C'était sans compter l'administration et ses tracasseries à rallonges et répétitions. Lorsque l'on gère soi-même ses affaires, mais cela ne change pas grand chose si l'on doit contrôler quelque délégation, le temps à passer à se faire payer, par exemple, est absolument incroyable. Ainsi la plupart des artistes facturent toujours le nombre de jours travaillés sans compter ceux de la gestion et de la comptabilité, de la relance téléphonique et mail, des envois postaux, etc. Face à moi, les clients avec qui je traite ont des salariés dont c'est la profession et qu'ils doivent payer, eux. Eux (ou elles) dont la spécialité est de tomber malade ou de partir en vacances juste avant d'envoyer le contrat à signer qui bloque tout, ou le chèque qui règle un travail rendu en temps et en heure il y a déjà plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Au lieu de profiter du soleil printanier je lis et relis, imprime et scanne, paraphe et signe, envoie et poste, classe et répond... Ce sont des heures qui ne sont jamais rétribuées de mon côté alors qu'en face les spécialistes sont censés s'affairer. Spécialistes dont le métier est de faire ce que je ne suis pas censé faire, spécialistes dont le métier est de me faire baisser mon prix, spécialistes me demandant quantité de preuves de ma bonne organisation alors que le mien est de faire de la musique, de créer quelque abstraction poétique ou de mettre des mots sur les choses et les non-choses. Si bien que lorsque je ne fais rien, je ne cesse de m'en faire, des cheveux (ça peut toujours servir à mon scalp) et des soucis (y en a toujours, contrairement à ce que ce tic de langage voudrait nous faire croire).

mardi 15 mars 2016

Option utopie


Mes grands-parents et mes parents avaient traversé la guerre, nos enfants n'ont d'autre référence que la destruction systématique de leurs conditions de vie. Ma génération bénéficia d'un rayon de soleil laissant entrevoir l'été au milieu de la rigueur hivernale. Il ne s'agit hélas ici que du monde occidental qui s'est toujours repu des richesses produites par les continents saignés par le colonialisme, puis sa déclinaison ultralibérale que le capitalisme a su leur imposer ; le tiers-monde, comme on appelait les pays "en voie de développement", est toujours exploité jusqu'à la mort, seule échappatoire en dehors de l'émigration qui aujourd'hui est devenue mortelle. Nos aïeux se souvenaient des années noires, nos enfants en ont la perspective. Ceux de ma génération, s'ils n'ont pas cédé au cynisme de leur classe sociale, ont la chance d'avoir appris à rêver. Passé la terreur que nous inspirait la bombe atomique, nous embrassâmes l'été de l'amour (Summer of Love de 1967) et descendîmes dans la rue au printemps suivant. Nous pensions refaire le monde, entre Peace & Love et Révolution. Le Nouvel Obs titrait "La société des loisirs" et l'imagination se voulait au pouvoir. La solidarité n'était pas un vain mot. Nous explosions de couleurs, psychédéliques pour les uns, rouge et noir pour les autres. Nous avons commencé à voyager, avec les substances illicites ou les compagnies aériennes, en 2CV ou en auto-stop. Combien de fois ai-je été hébergé par celles et ceux qui s'étaient aimablement arrêtés sur le bord de la route ! Nous manifestions contre la guerre au Vietnam dont l'issue vit la victoire de l'indépendance, sans nous rendre compte que la troisième guerre mondiale avait déjà commencé, les États Unis tentant d'étendre coûte que coûte leur hégémonie sans répit. Le choc pétrolier de 1974 et la réaction à nos idées libertaires sonna le glas de nos utopies, du moins notre pouvoir à les transmettre aux nouvelles générations qui nous prirent pour de doux inconscients ou des excités de la révolution. Nous jouissons néanmoins d'un avantage inégalable, nous savons qu'un autre monde est possible pour y avoir goûté lorsque nous étions adolescents ou jeunes adultes. Jamais la noirceur du monde nous paraît inéluctable.

lundi 7 mars 2016

Le plagiat par anticipation


Accompagnant Jean-Hubert Martin dans l'exposition Carambolages qu'il a imaginée pour le Grand Palais, je critique allègrement les textes de nombreux universitaires qui rédigent régulièrement cinq cents pages pouvant franchement se résumer à vingt lignes, et ce dans le meilleur des cas, car dans d'autres il ne reste même pas une seule idée qui leur soit personnelle après qu'on ait réussi à déchiffrer leur pensée confuse. La faute en revient probablement à leur laborieuse scolarité passée qui les poussait à délayer au possible sous prétexte de ne laisser perdre aucun détail, des fois qu'un seul synapse manquant fasse s'écrouler tout leur travail besogneux. Imagine-t-on une thèse dont le poids serait en dessous du kilo ? J'en parle d'autant facilement avec le commissaire de l'exposition que ses propres textes sont d'une limpidité exemplaire, rédigés dans une langue que chacun peut comprendre. Ils fourmillent en outre d'idées, d'exemples basés sur des aventures vécues et les effets de cause à effet s'y révèlent d'un bon sens qui ne saurait mentir. C'est d'ailleurs en lisant son recueil de textes, L'art au large, que mon sang ne fit qu'un tour et que j'osai le contacter pour lui proposer mes services de spécialiste du son en prévision de l'avenir. Devant les cimaises exposant des œuvres a priori disparates, mais liées par une sensibilité, aussi rigoureuse que subjective, à leurs formes ou à ce qu'ils peuvent évoquer en nous, Jean-Hubert Martin me conseille de lire Le plagiat par anticipation de Pierre Bayard. L'écrivain a rédigé l'un des quatre essais du magnifique catalogue de l'exposition aux côtés de Jean-François Charnier et Milan Garcin. Trouver ipso facto un exemplaire du livre de Bayard à la Boutique du Musée m'apparaît sur le moment comme un heureux hasard. À sa lecture je comprends qu'il figure tout simplement une piste menant aux conceptions critiques de Martin.
Mais qui de l'un ou de l'autre est-il le plagiaire ? Publié en 2009 aux Éditions de Minuit, le livre de Bayard figure une clef de Carambolages, alors que la démarche de l'historien de l'art est bien antérieure. Bayard suggère que l'histoire de la littérature et de l'art est faite d'aller et retours entre le passé et le futur, avançant que, s'il est convenu d'analyser l'influence des écrivains et des artistes sur leurs successeurs, l'inverse est parfaitement imaginable, son ouvrage tendant à en apporter les preuves. Ainsi Sophocle aurait plagié Freud, Voltaire Conan Doyle, ou Fra Angelico Jackson Pollock. Ayant bouclé cette facétie littéraire, car Bayard manie l'humour avec le sérieux de l'universitaire, je comprends que sa théorie ne tient la route que grâce au lecteur. Comme Lacan évoquant le cristal de la langue, s'émanciper de la chronologie tient d'un cristal de l'œil (le cristallin ?), redressement inconscient de l'image inversée dès le plus jeune âge, qui réfléchit les époques sans se préoccuper des dates. Notre cerveau assemble alors les connaissances comme les images par des associations analogiques où des bribes du futur viennent s'immiscer dans le passé. Qu'importe alors la sacro-sainte chronologie que les musées nous imposent scolairement quand notre sensibilité dessine des lignes entre des points éloignés (les relier est un petit jeu que connaissent tous les enfants) pour former notre dessein (c'est bien la proposition faite par Martin à chaque visiteur de fabriquer avec des magnets son propre itinéraire sur le mur des réinterprétations situé dans l'escalier qui mène au premier étage du Grand Palais). La démarche de Jean-Hubert Martin joue des incertitudes de l'Histoire en privilégiant les actes prémonitoires des artistes, les voyages au long cours et la modernité des fantômes qui hantent nos musées. Les grands esprits dont on dit qu'ils se rencontrent s'affranchissent ainsi de la chronologie pour dialoguer entre eux et, le plus extraordinaire, avec nous qui les admirons, quelle que soit la distance.

Illustration : projections de peinture du couvent de San Marco à Florence repérées par Georges Didi-Huberman.