70 Humeurs & opinions - juin 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 28 juin 2016

La chose pond sa bile


Lorsque j'ai envoyé ma contribution pour le dixième numéro de la Revue du Cube je n'avais pas trouvé d'illustration pour égayer subrepticement mon texte. Et puis d'habitude je lis toute la revue avant de la chroniquer, mais je suis occupé à préparer le concert de jeudi avec Amandine Casadamont. Club privé conçu par David Lynch, invitations nominatives, aussi ne puis-je l'annoncer avant, mais seulement en parler après. Donc voilà pour aujourd'hui. Mais je vous encourage à lire les autres textes de la revue dont le thème est cette fois la responsabilité.

La culpabilité ne mène nulle part, parce qu’elle est tournée vers le passé. Or on ne saurait le changer, si ce n’est en réécrivant l’Histoire, ce dont ceux qui exercent le pouvoir ne se privent jamais¹. Hors se frapper la poitrine du poing, leur réponse est l’oubli, le travestissement et le mensonge. Ce n’est pas ainsi que l’on peut espérer changer le monde. Par contre, la responsabilité marche vers l’avenir. Elle permet d’éviter de reproduire les erreurs du passé. Il y a tant de manières de se tromper qu’il est dommage de répéter ses mauvaises manières ! L’expérience offre un champ fantastique à l’expérimental.
L’humanité a prouvé plus d’une fois que les révolutions sont produites par des hommes et des femmes, des gens simples comme vous et moi, des gens compliqués comme vous et moi, des gens complexes comme vous et moi. Les héros, les chefs, les délégués ne sont que des étendards, acteurs en mal de reconnaissance à la solde d’intérêts qui devraient être ceux de la population, mais sont trop souvent confisqués par des petits malins, trop gourmands pour être honnêtes. Le pouvoir de nos représentants est celui qu’on leur octroie. Ils ne devraient exprimer que la résultante des forces de chacune et chacun, mais hélas le pouvoir leur monte facilement à la tête, et le système les pervertit à vitesse V. Pour que la responsabilité de chacune ou chacun s’exerce pleinement nous devrons probablement en passer par une démocratie directe où les délégués ne seront plus des professionnels, mais de simples citoyens. Les élections, avec leurs campagnes de publicité où les promesses ne sont jamais tenues, ont montré leurs limites. Le tirage au sort a fait ses preuves, tels les jurés d’assises. Pourquoi ne pas l’appliquer à l’organisation et à la gestion de la Cité ? Que les responsables choisis ne puissent pas être reconduits, qu’ils aient des comptes à rendre de leurs actes à la fin de leur mandat, offriraient des garanties qu’aucun gouvernement n’a su protéger jusqu’ici.
Chacune et chacun à son propre niveau a la responsabilité d’inventer et de s’inventer, en accord avec le reste des habitants de la planète. Il faut ainsi comprendre que l’humanité ne pourra survivre en s’entredéchirant, ni en exploitant sans vergogne le reste des espèces animales et végétales. Vivre ensemble est une garantie de sa propre survie.
Enfin, il ne faut pas croire que le « bien pour tous » peut s’abstraire du « beau pour tous » comme évoqué par Nils Aziosmanoff dans son édito toujours aussi remarquable. Ce n’est d’ailleurs ni une question de bien, ni une question de beau, mais le rapport intime que doivent entretenir théorie et pratique. Le fond et la forme sont intimement liés, s’influençant l’un l’autre. Aujourd’hui, par exemple, la plupart des films documentaires traitent d’un sujet (de préférence bien-pensant et dépressif) sans s’inventer une forme qui lui corresponde, ce ne sont que des reportages, et ce n’est pas non plus parce que la photo est belle que c’est réussi. Si les fictions soignent la technique, elles noient leur montage déjà formaté dans un flux musical redondant qui donne à toutes le même parfum. Les réalisateurs en oublient le style, un style approprié à l’objet de leur désir. La même misère s’exerce en musique, les chansons à texte occultent les recherches formelles. À ce rythme on ne prêche que des convaincus. À imposer les réponses plutôt que susciter les questions on gèle la pensée dans les boîtes crâniennes. Ce qui est important, ce n’est pas le message, mais le regard². La culture est le parent pauvre de la politique actuelle, tous partis confondus. Constatez les choix qui sont faits lors des grands rituels médiatiques ! Alors que dire de l’art ? C’est pourtant en changeant notre manière de penser que l’on aura une chance de voir naître des idées nouvelles.

Notes :
¹ Shlomo Sand, Crépuscule de l’Histoire, Flammarion
² Jean-Luc Godard, Une femme est une femme, disque 33T 25cm (rareté, chef d'œuvre !)

mardi 21 juin 2016

Je suis un homme charmant..


Bonjour,
Je me permets de te contacter parce que je pense que nous avons des points communs. Je suis un homme charmant avec un caractère entier cherchant à faire de nouvelles connaissances dans un premier temps, ensuite si affinités, on pourrait envisager une relation sérieuse. (Et oui, je suis l'homme d'une seule Femme !!!)
Je suis souriant, dynamique. J'aime les échanges enrichissants, je suis curieux du monde qui m'entoure. J'ai assez roulé ma bosse, je cherche à me poser pour entamer une vie à deux et j'aimerai y trouver de la complicité, du respect mutuel, de l'écoute, de la franchise et bien sur des projets communs... (oui, je suis peut-être un doux rêveur). Le bonheur c'est de savoir profiter simplement d'aujourd'hui, rêver un peu de demain et rire chaque jour.. En partageant c'est plus facile.. je crois.
Alors si tu penses que nous pouvons nous attendre, faisons connaissance!! Tu peux me retrouver facilement sur POF, mon pseudo est : Damien_36
A bientôt, j'espère,
Damien
Et oui, désolé Mesdames, ce n'est pas une proposition de ma part, mais celle d'un beau gars dans la trentaine qui m'envoie cela par mail en pensant que je suis une femme, le jj n'indiquant pas mon sexe. Jusqu'ici je ne recevais que des messages féminins, mais depuis quelques temps s'ouvre probablement un nouveau marché. Homme ou femme, l'arnaque doit être la même. En lisant sa déclaration, je note que son portrait est d'une banalité affligeante qui ne peut évidemment que leurrer les plus fragiles et les plus stupides. Je m'endors en lisant ces lignes. Rien ne dépasse. Rien qui puisse le repousser. Tout pour plaire. Cela commence par l'affirmation flatteuse de supposés points communs. Un F majuscule à Femme indique tout de même le macho, bien qu'il se présente comme un doux rêveur qui a roulé sa bosse, tout pour plaire, vous disais-je. Deux points à la ligne au lieu d'un ou trois, comme les points d'exclamation, pour suggérer qu'on serait deux. Un lapsus à la fin, "attendre" au lieu de "entendre" ! Quant aux liens que je n'ai pas reproduits, ils sont plus que suspects... Quelques jours plus tard, je reçois le même type de message à la noix ; le sexe du destinataire n'est cette fois pas précisé, mais la proposition de Thibaut06 est aussi fade et floue que Damien_36. J'aurais pu analyser le message d'une bimbo, j'en reçois évidemment quantité sur FaceBook sans parler de celles qui suivent mon fil sur Google. J'ignore si c'est de la prostitution déguisée, des fakes, des arnaques, mais tous ces machins encombrent considérablement la Toile.
Alors je me suis inscris dès le premier jour sur BlocTel pour ne plus recevoir de coups de fil de pub. Cela vient de s'ouvrir. Il faut compter un mois avant que cela soit efficace et cela ne filtre pas tout, mais c'est déjà ça... En attendant, je raccroche dès que je reconnais le son d'ambiance d'une centrale téléphonique. Si j'ai un doute le premier mot me confirme que c'est du démarchage. Clic !

jeudi 16 juin 2016

Delusion of the Fury, Harry Partch revu par Heiner Goebbels


Alors fan de Frank Zappa et Sun Ra, j'ai découvert Harry Partch en 1971 avec l'enregistrement de l'opéra Delusion of the Fury grâce à François qui tenait le magasin de disques Givaudan au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de Luynes. J'ai depuis acquis la majorité de sa discographie et les deux DVD passionnants qui lui sont consacrés. Je suis également Heiner Goebbels depuis le Festival de Victoriaville au Québec où nous jouions tous les deux en 1987. C'est un des rares compositeurs du label ECM avec Michael Mantler qui attire encore ma curiosité. C'est dire si je suis impatient de découvrir cette re-création rendue possible par la fabrication de copies des instruments originaux, dans une mise en scène différente de celle de Partch, sous la responsabilité du compositeur allemand.


L'œuvre présentée samedi soir en création française à la Grande Halle de La Villette par l'Ensemble Musikfabrik porte en sous-titre A Ritual Of Dream And Delusion. Toute la musique de Partch semble un rituel pour conjurer ses déceptions. Avec cette farce il fustige l'injustice et le rejet dont il fut victime une grande partie de sa vie tout en se moquant de la colère humaine. Après la dépression de 1929, il partit sur les routes pendant une dizaine d'années, ou plutôt sur les rails puisqu'il partagea la vie des hobos, SDF vagabondant de ville en ville en empruntant les trains de marchandises qui sillonnaient les États Unis. Clochard céleste sans lien direct avec Kerouac et la Beat Generation, il n'est pas sans rappeler Moondog, un autre minimaliste américain ayant influencé quantité de compositeurs répétitifs à sa suite.


Mais la musique de Harry Partch (1901-1974) est unique, d'abord parce qu'il travaille la micro-tonalité selon l'octave à 43 tons inégaux d'après les harmoniques naturelles, ensuite parce qu'il dut inventer des instruments qui permettent de la jouer. Ses chromélodéons, chambres de nuages, pertes de guerre, boos, Marimba Eroica, Marimba Mazda, Zymo-Xyl, gongs en cône, etc. me faisaient rêver. Plus tard j'eus la chance de jouer aussi sur une lutherie originale grâce aux instruments inventés par Bernard Vitet et Nicolas Bras, ou programmés par Antoine Schmitt et Frédéric Durieu. Partch note les intonations des voix du quotidien sur les portées comme le firent nombreux compositeurs avant lui et que Steve Reich reprendra avec succès. Influencé lui-même par le théâtre grec, l'Afrique et le Japon il compose des œuvres où les claviers de percussion et les cordes tiennent une place prépondérante. Delusion of the Fury est sorti la même année que l'opéra de Carla Bley, Escalator Over the Hill, mais ce dernier était cantonné au disque, tandis qu'il existait des images de celui de Partch. Les danses, le décor et la lumière participent ainsi au spectacle vertigineux du rituel païen.

→ Samedi 18 juin 2016 à 20h30 à la Grande Halle de La Villette

samedi 11 juin 2016

Étienne Brunet raconte ses Nuits Debout


Étienne Brunet a plus d'une corde à son sax. Si les albums qu'il a enregistrés obéissent chacun à un concept stylistique différent, le compositeur est toujours resté fidèle à lui-même, cultivant un point de vue personnel là où d'autres ont confondu hommage et resucée. Il programme lui-même ses interactivités online, livre sa musique en accès libre sur son site et publie à compte d'auteur des petits recueils savoureux et sensibles avec une rigueur et une inventivité qui lui valent parfois d'être stupidement ignoré par ses congénères. Qu'importe, il avance debout et raconte à sa manière les 100 premières Nuit Debout de la Place de la République à Paris.
Sur 32 pages il se focalise sur les quatre concerts de Orchestre Debout qui firent le tour du net pour celles et ceux qui n'y étaient pas. Les autres se reconnaîtront, quelques milliers de spectateurs transportés par l'émotion ou les 300 musiciens professionnels et amateurs réunis pour jouer la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorjak, le chœur des esclaves de Nabucco, le Boléro de Ravel, Mai Paris Mai de Claude Nougaro, des extraits de symphonies de Beethoven et d'autres friandises comme de discrètes improvisations libres qui ne rameutèrent pas toujours celles et ceux qu'il espérait.
Suivant l'axe du sax, Étienne Brunet tend une oreille attentive et bienveillante à ce qui se joue Debout. Son passionnant témoignage déborde du mix cagien qu'engendrent l'orchestre symphonique, les participants aux débats, les charges et provocations de la police, les bruits de la rue. Sourd de l'autre oreille pour cause d'acouphènes, il n'entend pas tout ce qui se dit, rate Lordon ou d'autres musiciens passés à une autre heure que la sienne, mais c'est justement son point de vue unique qui fait le sel de son récit, aussi déterminant que les petits films YouTube dispersés sur le Net. Sa critique est saillante (effilée), son enthousiasme mesuré (comme une partition), sa liberté revendiquée (forcément limitée) et son témoignage incontournable.
Une petite musique debout, chronique des événement musicaux liés à Nuit Debout du début jusqu’au #100 mars 2016. Édition à compte d’auditeur. 2,50 euros, une brochure de 36 pages. Jusqu'à demain sur le stand 613 du Marché de la Poésie, mais également au Souffle Continu à Paris. Le texte est disponible en PDF en ligne gratuitement ou donné en version papier pour l’achat de Parigot (déjà chroniqué ici-même) sur son site.