70 Humeurs & opinions - novembre 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 17 novembre 2017

Folk Songs avec le Kronos Quartet


Les disques du Kronos Quartet se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il y a évidemment toujours leur manière très volontaire d'attaquer, une franchise qui se retrouve partout dans leur jeu. Cet éclectisme fait vraiment du bien à une époque où les replis communautaires occupent aussi les expressions artistiques. Les voici donc aborder un répertoire de huit folk-songs anglo-saxonnes et une française (Montagne, que tu es haute) où David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang se font accompagnateurs de trois chanteuses et un chanteur qui se partagent les titres. Originaire du Vermont, Sam Amidon est maintenant basé à Londres. Olivia Chaney est anglaise. Rhiannon Giddens vient de Caroline du Nord. Ils ont tous entre 35 et 40 ans, sauf Natalie Merchant, un peu plus âgée, qui vient du rock (10,000 Maniacs).


Les arrangements contemporains de ces morceaux traditionnels (sauf Factory Girl de Rhiannon Giddens et Last Kind Words de Geeshie Wiley) sont signés Nico Muhly (collaborateur de Philip Glass ou Björk), Donnacha Dennehy (compositeur irlandais ayant étudié avec Gérard Grisey et Louis Andriessen), Jacob Garchik (compositeur et trombone jazz) et Gabriel Witcher (le seul vraiment folk, chanteur et violoniste américain). On évoque rarement les arrangeurs des morceaux pop qu'interprète le Kronos, mais il est intéressant de noter également leurs différentes origines musicales. Il y a une ouverture d'esprit nettement plus grande que dans notre hexagone où les chapelles empêchent souvent les croisements. Dans l'ensemble ces chansons sentimentales, parfumées aux embruns des falaises et à l'humus forestier, sont plutôt tristes et nostalgiques, sauf Lullaby qui termine le disque sur une note joyeuse.

→ Kronos Quartet, Folk Songs, cd Nonesuch 20€ (lp 29€)

vendredi 10 novembre 2017

Un vent de puritanisme


Que les langues se délient pour dénoncer les abus des mâles prédateurs, tant mieux ! Il est évident qu'il faut condamner lourdement le viol comme la pédophilie. Mais je n'ai jamais accepté que l'on nomme des boucs-émissaires pour camoufler les pratiques généralisées que tout le monde connaissait et feint de découvrir aujourd'hui. Cela vaut pour la corruption des élus comme de la brutalité des machos usant de leur pouvoir pour arriver à leurs fins. Dans les milieux cinématographiques les relations qu'entretiennent les réalisateurs avec leurs vedettes féminines sont légion. De temps en temps ils en épousent, mais le plus souvent ils les épuisent. Les témoignages récents se multiplient, portant sur la place publique une pratique séculaire des plus honteuses. La loi condamne ces outrages, et la justice fait son travail dans les limites de ce que l'on appelle la justice de classe et que l'on peut certainement étendre à la justice de sexe.
Malgré les peines purgées doit-on continuer de crier haro sur ces canailles à perpétuité et les empêcher de travailler ? Polanski ou Brisseau, comme Cantat, ont payé leurs outrages. Dans l'histoire du cinématographe, combien ont eu leur carrière brisée et combien ont profité de l'oubli de leurs agissements criminels ? Je ne parle pas seulement des abus sexuels, mais aussi de la collaboration avec l'Allemagne nazie ou de l'évasion des capitaux, par exemple. On se gargarise de la Nouvelle Vague en omettant que c'était pour la plupart une bande de petits bourgeois qui ne rêvaient que de coucher avec des actrices et ont assassiné le cinéma social dont notre pays devrait aussi s'enorgueillir. Ils ont signé quantité de films géniaux, mais la question n'est pas là lorsque l'on dénonce les abus de pouvoir. C'est bien le statut des femmes dans nos sociétés qui fait débat. Où se situent les limites entre un viol, la promotion canapé et le recours à des péripatéticiennes ? Allons plus loin, quid des pratiques familiales ? C'est dans les détails a priori sans importance que réside le nœud du problème. On soulève le voile avec les yeux bandés.
La prostitution est un autre aspect qui sera probablement remis à l'index dans cette période de nouveau puritanisme, après le laisser-aller de la fin du XXe siècle. Je pense à certains réalisateurs des plus adulés. Il ne faut pas non plus confondre la liberté sexuelle des années 60 et la pornographie étalée quotidiennement sur le petit écran cinquante plus tard. En parlant de pornographie, je fais aussi référence à la violence érigée en spectacle, à la manipulation de masse assénée à coups de messe de 20 heures et de télé-réalité, au raz-de-marée masculin qui submerge l'espace public depuis toujours. Je lis maints commentaires où l'on confond un dragueur balourd et un abus de pouvoir traumatisant. Les secrets d'alcôve ne permettent pas toujours de séparer les fantasmes des passages à l'acte. L'annonce anticipée du titre de cet article suffit à me faire taxer de complicité avec "la démonisation de l'autonomie sexuelle des femmes et l'érotisation des violences qui leur sont faites" sans que cette personne m'ait lu. C'est bien de procès d'intention que s'est toujours nourri le puritanisme. Si j'aborde ce sujet épineux, c'est par crainte que les bonnes intentions se transforment en chasse aux sorcières ou aux vilains sorciers, à grand renfort de délations où les années ont parfois façonné la mémoire et où la haine trouve un terrain d'exercice. La démarche est évidemment d'empêcher que les pratiques ignobles se perpétuent. Il est rassurant d'apprendre que les salopards ne sont jamais à l'abri d'un retour de bâton. Mais il est nécessaire de garder à l'esprit que, homme ou femme, l'inconscient nous joue des tours, y compris des tours de cochon.

jeudi 9 novembre 2017

Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary


Avec sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary publiée en 1986, cinq ans avant de mourir à 41 ans, Guy Hocquenghem taille le plus fidèle des costards à ceux qui furent ses amis avant de renier leurs idéaux de jeunesse pour rejoindre les sphères du pouvoir mitterrandiste. Le recueil de lettres ouvertes fut réédité en 2003, préfacé par Serge Halimi. J'en ai dégotté un exemplaire de 2008 que je ne le lis qu'aujourd'hui, suite à la remarquable interprétation de l'Adresse à une génération repentie qu'en fit le comédien Jean-Marc Hérouin pour le Retour vers le futur concocté par Lucas de Geyter au Cirque Électrique lors de notre célébration de la Révolution d'Octobre 1917. Je n'ai jamais lu de textes aussi virulents et aussi justes sur les anciens maoïstes de mai 68 qui justifièrent hélas le terme de "gauche caviar".
J'avais croisé Guy Hocquenghem à Cannes en mai 1972. Toute notre promotion de l'Idhec y avait été invitée au Festival par la SRF moyennant quelques heures à jouer les ouvreurs. Cela m'avait valu de refouler Bulle Ogier et Pierre Kast que je n'avais pas reconnus ! À la terrasse du Blue Bar où il était accompagné par Jack Lang, nous avions discuté du FHAR, le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, dont il était l'un des animateurs, probablement grâce à mon camarade Bernard Mollerat. Avec Shūji Terayama ce fut la rencontre la plus intéressante de ces neuf jours où je vis exactement 54 films, à en avoir des yeux comme un générique de Saul Bass pour Hitchcock.


Or je découvre seulement aujourd'hui sa verve caustique et définitive concernant les renégats qui ont promu notre société actuelle, les plus cyniques d'entre eux virant militaristes ou faisant le lit des banquiers qui dirigent en sous-main. Ses portraits de Serge July, Alain Finkielkraut, BHL, André Glucksmann, Jack Lang, Daniel Cohn-Bendit sont saignants, harangues épistolaires dignes des discours de Saint-Just. Ils se lisent comme un feuilleton, la somme étant d'une telle densité qu'elle nous étouffe sous les rires et les sarcasmes, d'une lucidité aiguisée par la complicité de leurs années de jeunesse. Au travers de sa Tirade à un jeune homme naïf ou Ni droite ni gauche, de sa Lettre aux ex-sartriens parachutés au Tchad ou la fidélité du traître, de ses Lettres à ceux qui ont choisi le reniement dans la continuité, de ses Transes : Au nouveaux va-t'en-guerre et A sa transcendance Béachelle, à sa Lettre à ceux qui pratiquent la continuité dans le reniement, nul n'est épargné. Y passent Roland Castro, "architecte du Roi, et son concubin Régis Debray, Saint Coluche, Fernando Arrabal, Jean-François Bizot, Gildas Bourdet, Pascal Bruckner, Patrice Chéreau, Catherine Clément, Alain Crombecque, Marguerite Duras, Marin Karmitz, Bernard Kouchner, Yves Montand, Philippe Sollers, et bien d'autres renégats. C'est un jeu de massacre où les pantins s'abattent les uns après les autres, foudroyés. Hocquenghem les cite et les démasque. C'est un livre qu'on a envie de lire à haute voix, pour qu'enfin on sache à qui on a affaire, qu'il ne faut pas confondre les idées révolutionnaires de mai 68 et la réaction la plus vile qui s'en suivit en vue de les déconsidérer, pour comprendre ceux qui nous plongèrent dans le marasme en se gargarisant d'une pseudo démocratie qui n'en avait que le nom.

→ Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, première édition Albin Michel 1986, dernière édition revue et augmentée avec une préface de Serge Halimi, Agone « Contre-feux » 2003, 15€
Ici quelques extraits
;-)