Storytelling est ma contribution au numéro 14 de La Revue du Cube dont le thème est cette fois Récit(s). L'édito de Nils Aziosmanoff a également suscité les réponses d'Anne-Sophie Novel, Étienne-Armand Amato, Franck Ancel, Isabelle Andreani, Philippe Boisnard, Emmanuel Ferrand, Nathalie Frascaria-Lacoste, Sylvie Gendreau, Étienne Krieger, Hervé Pérard, Franck Renaud, Zona Zaric, Marie-Anne Mariot, Atau Tanaka, Anne Rumin et les (presque) fictions de Norbert Czarny, Karen Guillorel, Technoprog, Janique Laudouar, Yann Leroux, Jacques Lombard, Yann Minh, Olivia Verger-Lisicki, plus les entretiens avec Dominique Bourg, Lorenzo Soccavo et Mathieu Baudin. J'aime illustrer mes articles, autant que possible de manière dialectique, or ma photo a pour une fois malencontreusement disparu de la publication de la Revue.

Storytelling

Pour comprendre le monde où je vis et qui ne s’est jamais accordé à mes rêves il m’a toujours semblé devoir changer d’angle. J’aurais pu monter sur la table comme le jeune héros du Cercle des poètes disparus, mais j’ai souvent préféré évoquer la Terre vue de la Lune. Nous regarder vivre et mourir n’est pas différent du travail de l’entomologiste. Que représentons-nous face à la taille de l’univers et de sa durée ? Sur les cimes pyrénéennes je peux rester des heures dans le noir absolu, allongé sous une couverture, à admirer la voûte étoilée en attendant les filantes qui se consument en rentrant dans l’atmosphère. C’est à ce moment seulement que les interrogations métaphysiques m’envahissent et que j’interroge la vanité des hommes à vouloir aller toujours plus vite. Plus vite vers où, vers quoi ? Vers la mort, pardi ! L’entropie est inévitable.
Pour comprendre le monde j’ai longtemps revendiqué de lire des mensuels comme Le Monde Diplomatique plutôt que les quotidiens, et, avant cela, regarder des magazines plutôt que les actualités de 20 heures. Il me semblait nécessaire de prendre le recul par rapport à l’information immédiate qui ne prend pas le temps de vérifier ses sources ou d’analyser l’origine du mal. Je rejetais l’actualité au profit de l’Histoire, pensant éviter ainsi le storytelling dont les pouvoirs se nourrissent, pouvoir de ceux qui nous gouvernent avec l’information comme auxiliaire sur le terrain. Ma naïveté fut balayée par la lecture de Crépuscule de l’Histoire de Shlomo Sand. De tous temps l’information avait été aux mains des puissants et nous n’avions appris en classe que l’histoire de la classe dirigeante au détriment de celle du peuple dont nous ignorons absolument tout. La réalité avait été bidonnée par les prêtres, par ceux qui savaient lire et écrire, et nous ne connaissions de nos aïeux que les lignées royales, les champs de bataille ou ce qu’ils avaient bien voulu nous transmettre. La manipulation de l’opinion est un sport national depuis la nuit des temps, puisque dans chaque pays elle obéit aux intérêts de la nation, à savoir de ceux qui la dirigent. Il n’y a qu’à voir comment est perçu un personnage comme Napoléon selon qu’on est français, anglais ou allemand.
Pour comprendre le monde je n’avais donc d’autre choix que d’écouter le roman national de chacun. La question syrienne, par exemple, ne peut s’appréhender qu’en écoutant les informations françaises qui sont toutes aux mains de banquiers et de marchands d’armes, mais aussi RT (Russian Today), la qatarienne Al Jazeera, l’iranienne IRIB ou Fox News, qui ne sont que les équivalents de ce que l’on nous sert ici à la messe de 20 heures. L’information est devenue une religion à laquelle il faut croire sans réserve. Émettre le moindre doute vous fait passer pour un complotiste, nouvelle forme de l’hérésie. Tant d’exemples marquent l’Histoire, à commencer par les dogmes religieux. Une vierge aurait accouché d’un enfant, etc.
Pour comprendre le monde, plus les sources sont nombreuses, plus on a de chances de se faire soi-même son opinion. Or pour être capable de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie il faut une certaine culture. Cela s’apprend, ou plutôt, cela peut s’apprendre. Le matérialisme historique est une méthode d’analyse intéressante. D’autres préféreront l’adage « à qui profite le crime ? ». Aujourd’hui le gouvernement veut légiférer sur les fake news alors qu’il en est le principal ordonnateur. Les lanceurs d’alerte sont sur la sellette. Il n’y a pas plus de fake news sur les réseaux sociaux que dans les grands organes d’information contrôlés.
Lorsque l’on est correctement connecté au World Wide Web, en choisissant bien ses sources, donc aussi en les multipliant, on apprend souvent ce qui se passe au bout du monde ou près de chez soi avant que les professionnels vous en informent. Avant que la récupération s’exerce, nous la prenons de vitesse. Si je me réfère à ce que je racontais plus haut, cette vitesse est bien relative, mais elle permet au moins d’échanger avant les filtres étatiques qu’imposent les profiteurs du système. Ceux-là ne manquent pas d’exploiter à leur tour ce que nous émettons, mais la profusion les empêche heureusement d’être véritablement efficaces. Il en découle un paradoxe, car c’est en nous unissant d’un commun accord que nous pourrons renverser ce monde inique et cynique que je ne comprends toujours pas.